les 6 chapeaux de la pensée
- Roland Constantin
- 12 mai
- 14 min de lecture
Dernière mise à jour : 13 mai
Plan général : les 6 chapeaux de la pensée (Edward De Bono)
Origine du modèle, biographie d’Edward de Bono et ancrage théorique
Finalité et structure du modèle : pourquoi « 6 chapeaux » ?
Description précise des 6 chapeaux et postures cognitives associées
Applications concrètes : en coaching individuel, d’équipe, en formation
Liens avec les neurosciences cognitives et les processus de pensée divergente/convergente
Limites, précautions et critiques du modèle
Études de cas et exemples d’utilisation
Références bibliographiques principales
I. ORIGINE DU MODÈLE, BIOGRAPHIE D’EDWARD DE BONO ET ANCRAGE THÉORIQUE
1.1 Qui est Edward de Bono ?
Edward Charles Francis Publius de Bono (1933–2021) était un médecin, psychologue, auteur et consultant maltais. Il est surtout connu pour avoir créé et popularisé le concept de « pensée latérale » (lateral thinking), et pour avoir introduit plusieurs outils de réflexion structurée dans les domaines de l’éducation, du management et du coaching.
Parcours universitaire :
Diplômé en médecine à l’Université de Malte
Bourse Rhodes à Oxford, où il étudie la psychologie et la physiologie
Doctorat en médecine à l’Université de Cambridge
Professeur invité à Harvard, Oxford, Cambridge, et à la London School of Economics
Ce parcours hybride explique son approche interdisciplinaire, mêlant biologie du cerveau, pédagogie, et stratégie mentale.
1.2 Cadre conceptuel : penser la pensée
De Bono s’inscrit dans une épistémologie de la pensée appliquée, selon laquelle il ne suffit pas de « penser correctement » selon les règles logiques, mais qu’il faut apprendre à structurer volontairement sa manière de penser, selon le but poursuivi.
Concepts fondamentaux :
Concept | Définition |
Pensée latérale | Mode de pensée visant à générer des idées nouvelles en sortant des enchaînements logiques habituels (vs. pensée verticale ou linéaire). C’est une pensée « créative » qui s’autorise des détours. |
Pensée parallèle | Technique selon laquelle plusieurs modes de pensée sont mobilisés côte à côte, plutôt qu’en opposition (ex. : pour/contre). Chacun « pense dans la même direction à un moment donné », mais avec des rôles différents. |
Méthacognition | Capacité à penser sur sa propre pensée. De Bono propose des outils pour que l’individu devienne acteur de sa propre organisation mentale, et non esclave de ses automatismes. |
|
1.3 Pourquoi des chapeaux ? Une métaphore pédagogique
Dans son ouvrage “Six Thinking Hats” (1985), Edward de Bono introduit l’idée de port de chapeau symbolique pour illustrer le passage d’un mode de pensée à un autre.
Un chapeau est un rôle temporaire que l’on adopte volontairement.
En changeant de chapeau, on change délibérément de perspective cognitive.
Cela permet d’éviter les conflits internes (je veux être critique mais aussi créatif) ou les oppositions stériles dans les discussions.
Ce mécanisme favorise la coopération cognitive, où chacun adopte successivement les mêmes points de vue, sans être identifié à un rôle permanent.
1.4 Origine du modèle des 6 chapeaux
Le modèle est né d’un double constat :
Dans les discussions, la pensée est souvent confuse, car les jugements, émotions, faits et idées se mélangent.
Les personnes ont tendance à jouer des rôles fixes : le critique, le rêveur, le prudent, etc.
De Bono propose alors :
Une méthode d’organisation de la pensée collective et individuelle
Un système non conflictuel, où chaque posture mentale a son moment dédié
Un outil applicable aussi bien à une décision, à un projet, à un conflit, qu’à une introspection
1.5 Inspiration théorique
A. Neurosciences cognitives
De Bono s’appuie sur l’idée que le cerveau fonctionne par schémas et biais cognitifs.
Il propose de court-circuiter les routines mentales automatiques en changeant délibérément de mode de traitement de l’information.
Bien qu’il ne fonde pas ses outils sur l’imagerie cérébrale (non disponible à l’époque), ses intuitions sont aujourd’hui cohérentes avec les approches en neurosciences des fonctions exécutives (cf. Norman & Shallice, 1986).
B. Systémique et théorie des rôles
Le modèle s’inspire implicitement de l’approche systémique : chaque chapeau est une fonction dans un système de pensée.
Il évite les dualismes (bon/mauvais, rationnel/émotionnel) en créant un cycle multidirectionnel, équilibré.
C. Psychologie de la décision
De Bono rejoint des auteurs comme Daniel Kahneman (plus tard) ou Herbert Simon en suggérant que la qualité d’une décision dépend du traitement équilibré de plusieurs dimensions : émotion, logique, imagination, prudence…
1.6 Finalité du modèle
Le modèle vise à :
Structurer la pensée collective pour la rendre plus fluide, créative et constructive
Aider chacun à dépasser son biais dominant (par exemple : toujours critiquer ou toujours rêver)
Introduire une forme de discipline mentale ludique, applicable à la prise de décision, à la gestion de conflit, à la création collective, ou à la réflexion personnelle
II. FINALITÉ ET STRUCTURE DU MODÈLE : POURQUOI « 6 CHAPEAUX » ?
2.1 Objectif fondamental du modèle
Le modèle des 6 chapeaux vise à résoudre un problème structurel de la pensée humaine :
Nous mélangeons sans cesse nos pensées critiques, émotionnelles, imaginatives et factuelles… ce qui crée confusion, blocages et conflits cognitifs internes.
Ce que propose De Bono :
Ne plus penser dans tous les sens à la fois,
Mais penser une chose à la fois, en mode parallèle,
En adoptant successivement six modes cognitifs volontairement différenciés, symbolisés par six couleurs de chapeau.
2.2 Pensée parallèle : fondement central du modèle
Définition :
La pensée parallèle est un mode de fonctionnement collectif ou individuel où chacun adopte le même angle de pensée au même moment, mais avec une fonction différente à chaque étape.
Cela évite que l’un rêve pendant que l’autre critique, pendant qu’un autre pose des faits, ce qui produit souvent des débats stériles et des décisions confuses.
Illustration :
Étape 1 : tout le monde pense en blanc (faits)
Étape 2 : tout le monde pense en rouge (ressenti)
Étape 3 : tout le monde pense en noir (prudence)
etc.
Chacun peut exprimer ses points de vue dans chacun des rôles, sans être identifié à une posture personnelle.
2.3 Avantages de cette structuration
Problème courant | Apport du modèle |
Mélange émotion / raisonnement | Séparation volontaire des registres |
Conflits entre personnes | Mobilisation d’un même mode de pensée à un instant donné |
Jugements trop rapides | Passage par les étapes exploratoires avant la critique |
Créativité bloquée par le doute | Dédiée à un moment spécifique (chapeau vert), sans censure immédiate |
Participants figés dans un rôle | Tous expérimentent tous les rôles |
2.4 Pourquoi six chapeaux (et pas trois, huit ou douze) ?
De Bono a identifié six fonctions mentales essentielles, complémentaires et nécessaires, pour mener une réflexion complète, équilibrée et mature :
Objectivité des faits
Écoute des émotions
Critique et vigilance
Créativité
Organisation du processus
Vision globale / direction
Ces six fonctions couvrent l’essentiel des processus décisionnels, d’évaluation et de création, sans excès ni redondance.
2.5 Une méthode transférable à tous les contextes
Le modèle est applicable dans :
Les réunions (décision, innovation, arbitrage)
Les entretiens (coaching, accompagnement, recrutement)
Les réflexions personnelles (bilan, orientation, clarification)
La résolution de problème (analyse d’options, évaluation des risques, déblocage de conflit)
Et ce, parce qu’il respecte les étapes naturelles de la pensée humaine, mais en les structurant volontairement pour éviter l’emballement ou la saturation.
III. LES 6 CHAPEAUX DE LA PENSÉE – DÉFINITIONS ET USAGES
Chaque chapeau est ici présenté avec :
sa fonction mentale spécifique
ses règles d’usage
ses dérives possibles si surinvesti
ses applications concrètes
et ses liens théoriques avec des concepts reconnus (psychologie, neurosciences, pédagogie, etc.)
1. CHAPEAU BLANC – LES FAITS, LES DONNÉES
Fonction :
Objectivité. Neutralité. Recherche d’information fiable.
Répertorier ce qui est, ce que l’on sait, ce qui est vérifiable.
Questions typiques :
Quelles sont les données disponibles ?
Que savons-nous avec certitude ?
Qu’est-ce qui nous manque comme information ?
Risques :
Confondre faits et interprétations
Se figer dans le factuel, sans penser les implications
Fondement théorique :
Rôle exécutif de la mémoire de travail (cf. Baddeley, 1992)
Démarche alignée avec la pensée analytique de type système 2 (cf. Kahneman, Thinking, Fast and Slow)
2. CHAPEAU ROUGE – LES ÉMOTIONS, LES INTUITIONS
Fonction :
Exprimer sans justifier les ressentis, intuitions, impressions subjectives
Accueillir les réactions affectives sans les censurer
Questions typiques :
Qu’est-ce que je ressens spontanément ?
Quelle est mon intuition ?
Quelle émotion est présente dans l’équipe / le projet ?
Risques :
Que certains cherchent à justifier émotionnellement une décision rationnelle
Que le chapeau rouge soit nié dans les milieux trop techniques
Fondement théorique :
Reconnaissance du rôle des émotions dans la prise de décision (cf. Damasio, L’erreur de Descartes)
Lien avec la notion d’intelligence émotionnelle (Goleman, 1995)
3. CHAPEAU NOIR – LA PRUDENCE, LA CRITIQUE CONSTRUCTIVE
Fonction :
Anticiper les risques, les erreurs, les conséquences négatives
Joue le rôle de gardien du réalisme
Questions typiques :
Qu’est-ce qui pourrait ne pas fonctionner ?
Quelles sont les failles potentielles ?
Quels sont les risques éthiques, financiers, relationnels ?
Risques :
Tuer l’idée avant qu’elle ne soit explorée (si utilisé trop tôt)
Favoriser une culture de la peur ou de la passivité
Fondement théorique :
Alignement avec le biais de négativité naturel du cerveau humain (cf. Baumeister et al., 2001)
Nécessaire à la pensée critique structurée (cf. Paul & Elder, Critical Thinking Framework)
4. CHAPEAU JAUNE – L’OPTIMISME, LES OPPORTUNITÉS
Fonction :
Mettre en lumière les avantages, opportunités, bénéfices potentiels
Soutenir une pensée constructive et confiante
Questions typiques :
Quels sont les avantages de cette option ?
Qu’est-ce que cette idée permettrait de créer ?
Que se passerait-il si cela fonctionnait très bien ?
Risques :
Ignorer les signaux faibles de dérive
Biais d’optimisme irréaliste si non contrebalancé
Fondement théorique :
Lien avec la pensée divergente constructive
Référence implicite à la psychologie positive (cf. Seligman, Fredrickson) : explorer ce qui fonctionne
5. CHAPEAU VERT – LA CRÉATIVITÉ, L’IMAGINATION
Fonction :
Générer de nouvelles idées, explorer des pistes non évidentes
Ouvrir des alternatives, même folles, sans jugement immédiat
Questions typiques :
Quelles autres options avons-nous ?
Et si on faisait exactement l’inverse ?
Quelles analogies pourraient nous inspirer ?
Risques :
Générer des idées sans structure ni ancrage
Fatiguer les profils plus cadrés s’il est mal accompagné
Fondement théorique :
Relié à la pensée latérale (de Bono lui-même)
Lien avec le mode par défaut du cerveau (Default Mode Network – Raichle et al., 2001), impliqué dans l’imaginaire
6. CHAPEAU BLEU – L’ORGANISATION DU PROCESSUS DE PENSÉE
Fonction :
Gérer le cadre, le timing, l’ordre des chapeaux
Prendre du recul, structurer la réflexion, clore, relancer
Questions typiques :
De quel chapeau avons-nous besoin maintenant ?
Où en sommes-nous dans notre processus ?
Quelle synthèse provisoire pouvons-nous poser ?
Risques :
Prise de pouvoir excessive par une personne trop directive
Oubli du chapeau bleu → pensée désorganisée, inefficace
Fondement théorique :
Lien direct avec les fonctions exécutives du lobe préfrontal (cf. Norman & Shallice, 1986 ; Lezak, 1995)
Référence au rôle de la métacognition (Flavell, 1979)
IV. APPLICATIONS CONCRÈTES EN COACHING, ÉQUIPE ET FORMATION
4.1 En coaching individuel : clarifier la pensée et équilibrer les registres
Objectifs :
Aider le coaché à sortir du mélange émotion/raison/jugement
Lui permettre d’explorer une problématique sous plusieurs angles, sans rester enfermé dans sa boucle cognitive dominante
Soutenir une posture réflexive structurée
Modalités :
Le coach guide le coaché en passant successivement par les 6 chapeaux, à l’oral ou sur papier
Cela peut s’appliquer à :
Une décision à prendre
Une relation conflictuelle
Un choix professionnel
Une peur bloquante
Exemple :
Coaching d’un client en reconversion professionnelle :
Chapeau blanc : Quelles sont les données concrètes (expérience, finances, réseau) ?
Chapeau rouge : Que ressens-tu à cette idée de changement ?
Chapeau noir : Qu’est-ce qui pourrait échouer ? Quelles contraintes ?
Chapeau jaune : Et si ça marchait ? Quels gains ?
Chapeau vert : Quelles pistes inattendues n’as-tu pas envisagées ?
Chapeau bleu : Quelle décision souhaites-tu poser maintenant ? Quelle prochaine étape ?
Bénéfices :
Défusion mentale (cf. ACT – Hayes, 2004)
Clarté émotionnelle
Décision plus ancrée et moins polarisée
4.2 En coaching d’équipe : sortir des rôles figés et structurer les échanges
Objectifs :
Rompre avec les positions fixes et stériles : « lui est toujours négatif », « elle est trop rêveuse »
Instaurer un cadre de sécurité cognitive, dans lequel chaque membre peut exprimer toutes les dimensions
Prendre une décision, co-construire un projet, réguler un conflit
Dispositif type :
Le coach anime la séance en annonçant à l’avance les chapeaux qui vont être utilisés
Il régule le temps, veille à la circulation équitable de la parole, encourage l’expression dans chaque registre
Chaque membre peut tenir une trace écrite individuelle ou collective
Exemple :
Réunion de cadrage d’un nouveau projet
Blanc : Quels sont les faits de départ, les données, les besoins ?
Rouge : Comment chacun se sent vis-à-vis du projet ?
Noir : Où sont les pièges potentiels ? Quels risques de ressenti négatif ?
Jaune : Qu’est-ce que ce projet peut générer de beau ?
Vert : Y a-t-il des idées que nous n’avons pas osé dire ?
Bleu : Que faisons-nous maintenant ? Qui fait quoi ?
Bénéfices :
Dépolarisation des échanges
Responsabilisation collective
Émergence de solutions hybrides, plus inclusives
4.3 En formation / facilitation pédagogique
Objectifs :
Apprendre à penser sur sa propre pensée (compétence métacognitive)
Développer la souplesse intellectuelle
Valoriser les différents registres cognitifs dans l’apprentissage
Exemples d’usages :
En classe : les élèves analysent un texte, une œuvre ou un problème en mobilisant successivement les 6 chapeaux
En formation d’adultes : l’outil est utilisé pour faire des bilans de groupe, réfléchir sur des cas pratiques, ou générer de nouvelles pistes pédagogiques
Variantes ludiques :
Créer un espace visuel pour chaque chapeau (sur le mur ou le sol)
Distribuer des cartes ou des objets physiques aux participants
Permettre aux apprenants de choisir un chapeau pour un temps donné, puis d’en changer
Bénéfices pédagogiques :
Intégration cognitive et affective
Inclusion des styles d’apprentissage variés (cf. Kolb, Gardner)
Décentration, développement du raisonnement critique et créatif
V. LIENS AVEC LES NEUROSCIENCES COGNITIVES ET LA PENSÉE DIVERGENTE / CONVERGENTE
Liens avec les neurosciences cognitives et les processus de pensée divergente/convergente, qui permet d’ancrer le modèle des 6 chapeaux dans les connaissances actuelles sur le fonctionnement cérébral, les fonctions exécutives, et la créativité structurée.
5.1 Bases neurocognitives des 6 chapeaux
Chaque chapeau sollicite une famille de fonctions cognitives distinctes, majoritairement associées au lobe préfrontal (région cérébrale impliquée dans la planification, la régulation, la flexibilité mentale, et la prise de décision).
Chapeau | Fonctions exécutives mobilisées |
Blanc | Attention sélective, mémoire de travail, inhibition de l’interprétation |
Rouge | Accès à l’état émotionnel, reconnaissance intuitive (insula, amygdale) |
Noir | Anticipation, évaluation du risque, inhibition comportementale |
Jaune | Projection positive, évaluation probabiliste optimiste |
Vert | Flexibilité cognitive, génération d’alternatives (réseau du mode par défaut) |
Bleu | Supervision cognitive, planification, régulation stratégique |
Ces fonctions sont décrites notamment dans les modèles de Norman & Shallice (1986), Miyake et al. (2000), et les travaux de Lezak (1995) sur les fonctions exécutives.
5.2 Pensée divergente et convergente : un équilibre structuré
L’outil des 6 chapeaux permet d’alterner volontairement entre pensée divergente et pensée convergente, selon le modèle proposé par J. P. Guilford (1959) et repris par Torrance.
Pensée divergente :
Capacité à produire plusieurs idées, options, angles face à une situation donnée
Mobilisée par les chapeaux vert (créativité) et jaune (potentialité)
Pensée convergente :
Capacité à évaluer, filtrer, sélectionner, prendre une décision
Mobilisée par les chapeaux noir (risques), blanc (faits), bleu (structure)
Pensée intuitive :
Chapeau rouge fait appel à une forme de connaissance implicite, non rationnelle, très souvent négligée dans les modèles classiques
L’intérêt du modèle est d’offrir une architecture mentale complète, respectant les différentes temporalités et modes de fonctionnement de l’intelligence humaine.
5.3 Approche intégrative et plasticité cognitive
Le passage volontaire d’un chapeau à l’autre active des zones cérébrales différentes, entraînant :
Une décentration cognitive : on ne reste pas enfermé dans son mode dominant
Une mobilisation flexible des ressources exécutives
Une meilleure autorégulation des biais cognitifs (ex. : biais de négativité, biais de confirmation)
Références utiles :
Diamond (2013) : Executive functions – Annual Review of Psychology
Raichle et al. (2001) : Default Mode Network et créativité
Baumeister et al. (2001) : Biais de négativité
VI. LIMITES, PRÉCAUTIONS ET CRITIQUES DU MODÈLE
6.1 Limites conceptuelles
1. Modèle non fondé sur la recherche expérimentale initiale
Le modèle des 6 chapeaux n’a pas été validé scientifiquement au moment de sa création.
Il repose sur une intuition pragmatique, issue de l’observation et de la modélisation de la pensée humaine, plus que sur des études expérimentales randomisées.
Cela ne disqualifie pas le modèle (très utilisé, efficace empiriquement), mais invite à ne pas en faire un absolu scientifique.
2. Découpage arbitraire en six catégories
Pourquoi six chapeaux ? Pourquoi pas cinq ou huit ?
Le choix des six registres est fonctionnel et pédagogique, mais pas fondé sur un découpage universel du fonctionnement cognitif.
3. Risques de simplification excessive
Dans certains contextes professionnels (management, RH), l’outil est utilisé comme grille de profilage cognitif, alors qu’il s’agit d’un outil dynamique de pensée, non d’un test de personnalité.
6.2 Limites dans la mise en œuvre
Risque | Exemple | Conséquence |
Mauvaise régulation du temps | Trop de temps sur le chapeau noir en début de séance | Blocage de la créativité, ambiance anxiogène |
Oubli du chapeau bleu | Pas de gestion du cadre ni de relance | Discussion décousue, fatigue mentale |
Refus de certains chapeaux | « Moi, je ne suis pas créatif », « Je ne ressens rien » | Stérilisation de l’exploration globale |
Prévention :
Le coach ou formateur doit poser un cadre clair, bienveillant et non normatif
Il est utile de modéliser les chapeaux comme des « rôles exploratoires », non comme des identités fixes
6.3 Critiques méthodologiques dans la littérature
Peu d’évaluations scientifiques systématiques
Bien que de nombreuses études qualitatives montrent des bénéfices (créativité, clarté, réduction du conflit), il manque encore des protocoles quantitatifs robustes publiés dans des revues à comité de lecture
Utilisation détournée en entreprise
Certains managers utilisent les chapeaux pour imposer un mode de pensée, ou délégitimer des objections, en disant :
« Ce n’est pas le moment du chapeau noir, tais-toi. »
Cela trahit l’essence du modèle, qui est une invitation au respect de tous les registres, dans une séquence volontaire et sécurisée.
6.4 Précautions de posture en coaching ou formation
Dimension | Attitude juste |
Éthique cognitive | Aider à penser dans tous les registres, pas à « diriger la pensée » |
Souplesse | Adapter la séquence des chapeaux aux besoins réels |
Inclusion | Valoriser toutes les postures (y compris l’émotion et l’intuition, souvent dévalorisées) |
Cohérence | Ne pas opposer chapeaux et autres outils (MBTI, DISC, etc.), mais les articuler intelligemment |
VII. ÉTUDES DE CAS ET EXEMPLES D’UTILISATION
Cas 1 – Coaching individuel : décision professionnelle en impasse cognitive
Contexte :
Claire, 39 ans, souhaite quitter son poste actuel mais hésite entre créer son activité ou rejoindre une ONG. Elle se sent bloquée, confond ses émotions, ses peurs et ses données.
Déroulé :
Le coach lui propose un parcours guidé par les 6 chapeaux sur une double page de carnet :
Blanc : Que sais-tu exactement sur chacune des deux options ? Quelles sont les données réelles ?
Rouge : Que ressens-tu face à l’option 1 ? Et face à l’option 2 ?
Noir : Quels sont les risques objectifs, les pièges potentiels, les contraintes ?
Jaune : Qu’est-ce que chaque voie pourrait t’apporter de précieux ?
Vert : Y a-t-il une option hybride ? Une troisième voie à laquelle tu n’as pas pensé ?
Bleu : Qu’as-tu appris ? Que choisis-tu d’explorer dans les 10 prochains jours ?
Résultat :
Claire sort de la confusion et choisit d’explorer l’option ONG pendant 3 mois, tout en continuant à prototyper une offre personnelle en parallèle. Elle dit : « Je pense avec plus d’espace, je ne me juge plus. »
Cas 2 – Facilitation de réunion d’équipe : tensions sur un projet innovant
Contexte :
Une équipe en charge d’un nouveau produit digital bloque sur une décision : certaines personnes veulent foncer, d’autres freinent à cause des risques techniques. Le débat devient émotionnel et improductif.
Dispositif :
La facilitatrice propose une séquence collective de 40 minutes en six étapes, chaque chapeau durant 5 à 10 minutes :
Blanc (faits) : données marché, retours clients, limites techniques
Rouge (ressentis) : comment chacun se sent face à ce projet ?
Noir (risques) : pourquoi ça pourrait échouer ?
Jaune (forces) : ce qui fonctionne déjà bien, ce qu’on a réussi
Vert (créativité) : solutions de contournement, idées folles
Bleu (synthèse) : où en est-on ? que décide-t-on ? quel test propose-t-on ?
Résultat :
Décision de créer une version beta-test partielle, limitant les risques
Climat détendu
Tous les membres disent avoir pu s’exprimer différemment de leur rôle habituel
Cas 3 – Formation initiale : initiation à la pensée critique en lycée
Contexte :
En classe de terminale, l’enseignante de philosophie travaille sur le thème de la justice. Elle veut que les élèves dépassent les jugements moraux spontanés.
Activité :
Lecture d’un cas éthique fictif (vol pour nourrir un enfant)
Répartition en groupes par chapeaux : chacun lit l’affaire selon un registre précis
Puis, restitution croisée, débat, reformulation
Résultat :
Émergence d’arguments nuancés
Prise de conscience des fonctions diverses de la pensée
Motivation accrue à s’exercer à la complexité
Annexe – Références bibliographiques : Les 6 Chapeaux de la pensée (Edward de Bono)
Ouvrages d’Edward de Bono
• de Bono, E. (1985). Six Thinking Hats. Little, Brown and Company.
• de Bono, E. (1970). Lateral Thinking: Creativity Step by Step. Harper & Row.
• de Bono, E. (1992). Serious Creativity: Using the Power of Lateral Thinking to Create New Ideas. HarperBusiness.
Références en neurosciences et sciences cognitives
• Norman, D. A., & Shallice, T. (1986). Attention to Action: Willed and Automatic Control of Behavior. In Davidson, R. J., Schwartz, G. E., & Shapiro, D. (Eds.), Consciousness and Self-Regulation, Vol. 4.
• Diamond, A. (2013). Executive functions. Annual Review of Psychology, 64, 135–168.
• Raichle, M. E. et al. (2001). A default mode of brain function. Proceedings of the National Academy of Sciences, 98(2), 676–682.
• Baumeister, R. F., Bratslavsky, E., Finkenauer, C., & Vohs, K. D. (2001). Bad is stronger than good. Review of General Psychology, 5(4), 323–370.
• Kahneman, D. (2011). Thinking, Fast and Slow. Farrar, Straus and Giroux.
• Flavell, J. H. (1979). Metacognition and cognitive monitoring. American Psychologist, 34(10), 906–911.
Références pédagogiques et didactiques
• Guilford, J. P. (1959). Traits of Creativity. In Creativity and Its Cultivation, Anderson, H. H. (Ed.), Harper & Row.
• Torrance, E. P. (1974). Torrance Tests of Creative Thinking. Personnel Press.
• Lezak, M. D. (1995). Neuropsychological Assessment (3rd ed.). Oxford University Press
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