LE JEU DES 3 MONDES
- Roland Constantin
- 12 mai
- 11 min de lecture
Clarifier une situation complexe en cartographiant les zones de pouvoir, de contrainte et de régulation
I. Origine et inspiration théorique
Le “Jeu des 3 mondes” est une modélisation systémique inspirée de la pratique des thérapies brèves, du coaching stratégique et de la pensée interactionnelle. Il ne provient pas d’un outil breveté ou psychométré, mais plutôt d’un principe d’analyse transposable, qui peut être mobilisé dans différents cadres (coaching individuel, accompagnement d’équipe, supervision).
Ce modèle s’appuie sur :
Les travaux de l’école de Palo Alto (Watzlawick, Fisch, Weakland) : regard interactionnel, recherche des tentatives de solution qui alimentent le problème.
Le modèle des positions perceptuelles en PNL (moi / l’autre / observateur), mais reformulé en termes de systèmes et de contraintes.
La systémique de deuxième ordre : toute personne est à la fois acteur et système.
Des apports issus de la pensée stratégique (Ch. Faure, J. Constantin) : notamment l’analyse des zones de pouvoir, de choix et de contrainte.
II. Objectif de l’outil
Le Jeu des 3 mondes sert à :
Déplier une situation complexe vécue par un coaché (relationnelle, professionnelle, identitaire…).
Identifier ce qui dépend de lui, ce qui relève des autres, et ce qui échappe à tous.
Créer une lecture lucide et apaisée, pour retrouver une posture de pouvoir d’agir sans illusion de contrôle.
Travailler les mécanismes de projection, de fusion, de rejet ou de sur-responsabilisation.
III. Description du modèle
Le modèle distingue trois « mondes » dans toute situation vécue :
1. MON MONDE
Ce que je pense, ressens, choisis, fais, décide, autorise ou refuse.
Zone d’autorité et de régulation personnelle.
Mes pensées, émotions, besoins
Mes valeurs, mes limites
Mes actes, mes choix
Mon rythme, mes priorités
En coaching :
→ C’est là que réside le pouvoir d’agir réel.
→ Travailler à se réapproprier cette zone, à la clarifier, à y poser des actes.
2. LE MONDE DE L’AUTRE
Ce que l’autre pense, ressent, croit, projette, espère ou craint.
Zone d’illusion fréquente, souvent investie à tort.
Les réactions de l’autre
Son rythme, ses non-dits
Ses attentes, ses refus
Son système de représentations
En coaching :
→ Aide à distinguer influence et contrôle.
→ Permet de se désengager des projections, d’éviter la co-dépendance ou le sur-contrôle.
→ Travailler la communication claire, la responsabilisation de la relation.
3. LE MONDE DES CHOSES / DU MONDE / DU SYSTÈME
Ce qui dépend ni de moi, ni de l’autre : le système, le cadre, les faits, le réel brut.
Zone des contraintes objectives, du contexte, du temps, de l’aléa.
Règlement, loi, climat, temporalité
Culture d’entreprise, structure, hiérarchie
Maladie, distance, passé, ressources
Réalité du marché, des horaires, du corps
En coaching :
→ Vise à nommer les données non négociables.
→ Permet d’accepter sans résignation, de trouver une voie d’ajustement lucide.
→ Soutient le lâcher-prise éclairé, non comme fuite mais comme position d’humilité active.
IV. Méthodologie de mise en œuvre en coaching
1. Recueil de la situation problématique
Demander :
« Qu’est-ce qui vous préoccupe actuellement ? »
« Dans quelle situation sentez-vous que ça coince ? »
2. Questionnement structurant
« Qu’est-ce qui relève vraiment de vous, de vos choix ? »
« Qu’est-ce qui, dans ce que vous vivez, appartient à l’autre ? »
« Qu’est-ce qui ne dépend ni de vous, ni de lui / elle ? »
3. Utilisation d’un support visuel (tableau ou trois cercles)
Proposer une feuille avec trois zones :
Moi
L’Autre
Le Monde / Le Cadre
Inviter la personne à y placer les éléments de sa problématique, à main levée ou avec des post-it.
4. Analyse croisée
Ce que je crois être “de moi” et qui est en fait dans le monde de l’autre ?
Ce que je m’attribue à tort ? Ce que j’ai laissé sortir de mon monde ?
5. Reprise du pouvoir et ajustements
Quelles actions concrètes dans mon monde ?
Quelles communications clarifiantes avec l’autre ?
Quels renoncements éclairés dans le monde des choses ?
V. Applications concrètes en coaching
A. Coaching relationnel
Conflits familiaux, hiérarchiques, affectifs
Problèmes d’attentes implicites, de dépendance émotionnelle, de besoin de reconnaissance
B. Coaching de décision
Quand une personne est coincée dans une boucle d’indécision ou de sur-responsabilisation
Permet de hiérarchiser les éléments maîtrisables, et de dégager une stratégie lucide
C. Coaching existentiel
Crises identitaires, transitions de vie
Clarification des zones d’impuissance vs zones d’engagement
D. Coaching en contexte institutionnel
Lorsque le système (école, entreprise, administration) semble “immuable”
Travailler la posture intérieure face à l’irréformable
Aide précieuse à la désidentification du système
VI. Références théoriques et inspirations complémentaires
Paul Watzlawick et l’École de Palo Alto
Changerez-vous de solution ? (1974) – sur les cercles de rétroaction et les tentatives de solution inopérantes
Jean-Jacques Wittezaele, Teresa Garcia-Rivera – L’homme relationnel (1992)
Jacques Constantin – Coaching stratégique (2007)
Edgar Morin – sur la complexité systémique, les boucles et l’émergence
Marshall Rosenberg – pour la distinction entre besoin / demande / injonction
Albert Bandura – Self-Efficacy: The Exercise of Control (1997)
Yvan Amar, Alexandre Jollien – sur la notion de détachement actif
A. APPROFONDISSEMENT CONCEPTUEL – LE JEU DES 3 MONDES
A.1. Logique systémique des trois mondes : des zones poreuses
Contrairement à ce qu’un schéma pourrait laisser croire, les trois mondes ne sont pas étanches. Ils sont :
interdépendants (chaque monde agit sur les deux autres),
fréquemment confondus (lorsque la régulation émotionnelle est altérée),
hiérarchisés inconsciemment (certains individus sacralisent un monde au détriment des autres).
Interactions dynamiques typiques :
Monde d’origine | Glissement vers… | Conséquence fréquente |
Moi → Autre | Projection | « Il pense que… » « Elle me juge… » |
Moi → Monde | Sentiment d’impuissance | « C’est comme ça, je ne peux rien y faire » |
Autre → Moi | Intériorisation / fusion | « Je suis responsable de ce qu’il vit » |
Monde → Moi | Fatalisme intériorisé | « Je suis nul parce que c’est dur » |
Autre → Monde | Disqualification systémique | « L’autre ne changera jamais » |
Monde → Autre | Bouc émissaire | « C’est à cause d’eux si ça ne marche pas » |
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A.2. Trois types de confusion systémique à connaître
1. Le monde fusionné (effondrement des frontières)
Tout est confondu : mon ressenti est attribué à l’autre, ses réactions sont vécues comme des jugements, le monde est vécu comme un miroir de ma valeur.
Conséquences :
hypersensibilité aux réactions extérieures,
épuisement émotionnel,
difficulté à poser des actes autonomes.
2. Le monde inversé (désengagement actif)
L’autre ou le système sont perçus comme devant changer pour que je me sente mieux.
Conséquences :
attente passive de reconnaissance,
plainte chronique,
incapacité à prendre des décisions structurantes.
3. Le monde sacralisé (tout-puissance de l’environnement)
Le monde est vu comme intouchable : l’institution, le passé, le contexte ont plus de pouvoir que le sujet.
Conséquences :
soumission, résignation,
sentiment d’injustice sans issue,
paralysie intérieure malgré les capacités.
A.3. Lien avec les niveaux logiques de Dilts
Monde | Niveau logique principal associé |
Moi | Capacités, comportements, croyances |
L’Autre | Identité de l’autre, interactions, relation |
Le Monde | Environnement, contraintes, temporalité |
Le Jeu des 3 mondes peut être mis en relation avec les niveaux logiques du changement (Robert Dilts, 1990) :
Intérêt :
→ Permet d’élargir l’intervention : un blocage dans « mon monde » peut être renforcé par une croyance de niveau supérieur ou un environnement de niveau inférieur.
→ Donne des clés d’intervention multi-niveaux.
A.4. Le Jeu des 3 mondes comme outil de clarification de la posture
Dans une situation de tension, un coaché peut :
agresser → agit dans le monde de l’autre (violence relationnelle),
sacrifier → nie son monde au profit de l’autre ou du système,
fuir → sort de tous les mondes, se coupe du réel (repli ou dissociation),
contourner → tente d’agir sur le monde plutôt que sur soi (activisme stérile),
se positionner → recentre son action dans son monde, en ajustant sa présence aux deux autres.
A.5. Grille de lecture archétypale : postures dominantes et récits associés
Archétype | Monde dominant | Posture intérieure | Récit-type |
Le sauveur | Le monde de l’autre | Sur-responsabilisation | « Sans moi, ils n’y arriveront pas » |
Le martyr | Le monde du système | Désappropriation de soi | « Je n’ai pas le choix, je dois supporter » |
Le rebelle | Contre tous les mondes | Refus, résistance rigide | « Personne ne me comprendra jamais » |
Le stratège lucide | Son propre monde | Responsabilité différenciée | « Je sais ce qui dépend de moi, j’agis là » |
B. DÉCLINAISONS PRATIQUES DU JEU DES 3 MONDES
B.1. Fiche outil « clé en main » (utilisable dès maintenant)
Objectif de l’outil :
Permettre au coaché de clarifier une situation vécue comme floue, douloureuse ou bloquante, en distinguant ce qui relève de lui, de l’autre, et du système.
Présentation à donner au coaché :
« Dans toute situation difficile, nous avons souvent tendance à tout confondre : nos ressentis, les attentes des autres, les contraintes du contexte. Cet outil va t’aider à reprendre de la clarté, et à retrouver du pouvoir d’agir là où c’est possible. On va poser ensemble les éléments dans trois “mondes” différents. »
Le schéma de base : Trois colonnes ou trois cercles
MON MONDE | LE MONDE DE L’AUTRE | LE MONDE DES CHOSES / DU SYSTÈME |
Ce que je pense, ressens, fais | Ce que l’autre veut, croit, fait | Ce qui est là, les faits, le cadre |
Ce que je choisis | Ce que je ne peux pas décider pour lui | Ce que ni lui ni moi ne pouvons changer |
Ce qui m’appartient | Ce qui lui appartient | Ce qui est donné, objectif
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Versions visuelles alternatives :
Trois cercles imbriqués (type Venn)
Trois boîtes sur tableau blanc ou logiciel de visio
Trois zones sur un paperboard, chacune avec une couleur
B.2. Questions-guides pour chaque monde
1. Mon monde
Qu’est-ce que je ressens ?
Qu’est-ce que je peux choisir ici ?
Qu’est-ce qui dépend réellement de moi ?
Qu’est-ce que j’ai envie d’assumer ou de poser comme limite ?
Qu’est-ce que je peux faire, même si le reste ne bouge pas ?
2. Le monde de l’autre
Qu’est-ce que je suppose qu’il / elle pense ?
Est-ce un fait ou une interprétation ?
Est-ce que je crois devoir porter quelque chose à sa place ?
Qu’ai-je besoin de clarifier ou de redonner à l’autre ?
3. Le monde du système / du réel
Qu’est-ce qui ne dépend ni de moi ni de l’autre ?
Quelle est la réalité du cadre, du temps, du contexte ?
Quelles sont les données brutes que je dois intégrer ?
Ai-je besoin de lâcher quelque chose ici pour ne pas me battre contre l’inchangeable ?
B.3. Variantes utilisables en séance
1. Variante narrative (déroulé en récit)
« Raconte-moi la scène, et je t’arrête à chaque fois qu’on entre dans un monde. »
→ Permet une écoute active et une co-construction de clarté à chaud.
2. Variante temporelle
« Et si on faisait cet exercice trois fois : comme c’était hier, comme c’est aujourd’hui, et comme tu aimerais que ce soit dans six mois ? »
→ Aide puissante à la projection constructive et à la vision régulée.
3. Variante symbolique
« Dessine-moi une carte de ces trois mondes : qui occupe quelle place ? Quelle taille prend chaque monde ? Lequel t’envahit ? Lequel est déserté ? »
→ Très utilisée en coaching de régulation émotionnelle ou de surcharge mentale.
B.4. Intégration dans un processus de coaching structuré
Voici un exemple de séquence possible sur 2 à 3 séances :
Séance 1 : Clarification
Poser le schéma des 3 mondes
Identifier les glissements ou confusions
Amener une première prise de recul et une régulation émotionnelle
Séance 2 : Reprise du pouvoir d’agir
Identifier ce qui doit être repris dans “mon monde”
Élaborer des scénarios d’action ou de repositionnement
Préparer une communication claire vers “l’autre monde”
Séance 3 : Ajustements et réalignement
Bilan de ce qui a bougé
Relecture du schéma à la lumière des changements
Poser les ancrages, les apprentissages et les nouveaux équilibres
C. ÉTUDES DE CAS PRATIQUES ILLUSTRÉES
Cas 1 : Marie, cadre en surcharge émotionnelle – Coaching de régulation relationnelle
Contexte :
Marie, 42 ans, cadre RH, ressent une charge mentale insupportable, liée à un conflit persistant avec son supérieur hiérarchique. Elle se dit « responsable de la cohésion de l’équipe », se sent constamment « en train de compenser », et culpabilise dès qu’elle pose une limite.
Problème exprimé :
« Si je ne suis pas là pour maintenir l’ambiance et soutenir les collègues, tout va s’effondrer. »
Utilisation du Jeu des 3 mondes :
Mon monde | Monde de l’autre | Monde des choses |
Je ressens une fatigue extrême | Mon chef est injuste et refuse de reconnaître mes efforts | L’organisation est en restructuration |
Je n’arrive pas à dire non sans culpabiliser | Mes collègues attendent toujours de moi du soutien | Les règles de reporting ont été durcies |
Analyse :
Confusion des mondes : Marie porte la charge émotionnelle du collectif comme si elle en était responsable. Elle agit dans le monde de l’autre (attentes, perceptions, besoins) en s’oubliant.
Glissement : sur-responsabilisation → désappropriation de ses besoins → effondrement progressif
Ajustements en coaching :
Travail sur les limites saines : « Où est ton espace à toi ? »
Élaboration d’un scénario de communication claire : redonner la responsabilité à l’autre
Recentrage sur ce qu’elle peut faire à son échelle sans porter l’ensemble du système
Cas 2 : Théo, enseignant en perte de sens – Coaching existentiel
Contexte :
Théo, 38 ans, enseignant en lycée, passionné, impliqué… mais épuisé. Il ressent un profond désalignement entre ce qu’il veut transmettre et le fonctionnement de l’institution. Il songe à une reconversion, mais se sent « bloqué, impuissant, coupable ».
Problème exprimé :
« L’Éducation nationale ne changera jamais. Je me perds à essayer de m’y adapter, mais je ne sais plus comment faire autrement. »
Utilisation du Jeu des 3 mondes :
Mon monde | Monde de l’autre | Monde des choses |
Je ressens une fatigue extrême | Mon chef est injuste et refuse de reconnaître mes efforts | L’organisation est en restructuration |
Je n’arrive pas à dire non sans culpabiliser | Mes collègues attendent toujours de moi du soutien | Les règles de reporting ont été durcies |
J’ai besoin de temps pour me retrouver | Il me voit comme la « gentille » qui encaisse toujours | Il y a une surcharge de travail objective |
Analyse :
Confusion des mondes : Marie porte la charge émotionnelle du collectif comme si elle en était responsable. Elle agit dans le monde de l’autre (attentes, perceptions, besoins) en s’oubliant.
Glissement : sur-responsabilisation → désappropriation de ses besoins → effondrement progressif
Ajustements en coaching :
Travail sur les limites saines : « Où est ton espace à toi ? »
Élaboration d’un scénario de communication claire : redonner la responsabilité à l’autre
Recentrage sur ce qu’elle peut faire à son échelle sans porter l’ensemble du système
Cas 3 : Aïcha, consultante en quête de clarté stratégique – Coaching de positionnement
Contexte :
Aïcha, 46 ans, indépendante depuis 6 ans, développe des offres de formation sur la posture managériale. Elle hésite à s’associer avec un cabinet plus gros, mais elle sent que ses valeurs sont parfois à l’écart. Elle est tiraillée entre besoin de sécurité et loyauté envers sa singularité.
Problème exprimé :
« Ils me proposent une belle visibilité, mais je sens que je vais devoir rentrer dans une case qui n’est pas la mienne. »
Utilisation du Jeu des 3 mondes :
Mon monde | Monde de l’autre | Monde du marché / cadre |
J’ai un besoin d’indépendance et de cohérence | Le cabinet veut que je porte leur discours | Le marché exige des offres lisibles et formatées |
Je crains de perdre ma liberté créative | Leur style de management est plus directif | Les appels d’offre privilégient les grands noms |
Je veux pouvoir dire non à certaines missions | Ils pensent que je suis “trop dans l’introspection” | La logique d’échelle est valorisée aujourd’hui |
Analyse :
Conflit entre mon monde et celui du système : sécurité contre alignement
Surinvestissement du regard de l’autre : elle prend leurs attentes comme des normes, au lieu de négocier à partir de sa valeur
Ajustements en coaching :
Aider Aïcha à poser ses conditions de collaboration (co-construction, non-exclusivité…)
Valider qu’elle a le droit de négocier sans se plier
L’aider à formuler un “oui clair ou un non entier”, en s’appuyant sur sa vision
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