Approche des polarités (Barry Johnson)
- Roland Constantin
- 13 mai
- 11 min de lecture
Approche des polarités (Barry Johnson)
Origines et fondements théoriques
Qu’est-ce qu’une polarité ? Définition, distinction avec les dilemmes
La carte des polarités : structure, lecture, usage
Applications concrètes en coaching individuel, d’équipe et stratégique
Postures et compétences du coach dans le travail avec les polarités
Liens avec d’autres modèles (complexité, systémique, leadership adaptatif…)
Limites, précautions et critères de pertinence
Études de cas illustrées
I. ORIGINES ET FONDEMENTS THÉORIQUES
1.1 Créateur du modèle : Barry Johnson
L’approche des polarités a été développée par Barry Johnson, docteur en philosophie et praticien du changement organisationnel.
Son ouvrage fondateur, publié en 1992, s’intitule :
“Polarity Management: Identifying and Managing Unsolvable Problems”
Barry Johnson part d’un constat simple mais puissant :
Certains problèmes ne peuvent pas être « résolus » une fois pour toutes. Ils doivent être « gérés » dans le temps, comme des tensions vivantes et inévitables.
1.2 Une réponse à l’illusion de la solution unique
Dans de nombreux contextes (coaching, management, politique, éducation), on cherche souvent à :
Identifier la bonne réponse,
Éliminer l’option contraire,
Réduire la complexité à une alternative tranchée.
Or, Johnson montre que cela produit souvent :
De la résistance,
Des effets secondaires indésirables,
Un balancier permanent entre deux extrêmes.
1.3 Hypothèse centrale : il existe des tensions irréductibles
L’approche repose sur l’idée qu’il existe des tensions fondamentales, structurelles, naturelles, que l’on ne peut ni supprimer ni trancher, car chaque pôle est porteur de valeur, de nécessité, de fonction vitale.
Ces tensions doivent être cultivées comme des dynamiques à équilibrer, non des problèmes à éradiquer.
Exemples :
Stabilité vs. Changement
Autonomie vs. Appartenance
Contrôle vs. Délégation
Ferme vs. Bienveillant
Individu vs. Collectif
Action vs. Réflexion
1.4 Inspirations théoriques de l’approche
L’approche des polarités est un carrefour entre plusieurs traditions intellectuelles :
Domaine | Influence |
Systémique | Vision circulaire, interdépendance des pôles |
Pensée dialectique (Hegel) | La tension entre deux contraires crée du mouvement |
Psychologie intégrative (Ken Wilber, Jung) | L’unité des opposés, la tension créatrice |
Leadership adaptatif (Heifetz) | Gérer les tensions non techniques, non résolvables |
Gestion du changement | Apprivoiser les paradoxes culturels et stratégiques |
1.5 Une réponse pragmatique à la complexité
Barry Johnson propose une grille d’analyse concrète, visuelle, structurée, pour :
Cartographier une polarité,
Distinguer ses bénéfices et ses excès,
Permettre une gestion dynamique et consciente dans le temps.
Son modèle est utilisé aujourd’hui dans :
Le coaching (posture, tensions internes, leadership),
Le management stratégique (culture d’entreprise, décisions systémiques),
L’accompagnement du changement,
Les organisations apprenantes.
II. QU’EST-CE QU’UNE POLARITÉ ?
2.1 Définition d’une polarité selon Barry Johnson
Une polarité est une tension entre deux pôles interdépendants, qui ne peuvent pas exister l’un sans l’autre et qui ont chacun une valeur essentielle.
On ne choisit pas entre les deux pôles.
On apprend à les honorer tous les deux, en les gérant dans le temps.
2.2 Caractéristiques fondamentales d’une polarité
Élément | Description |
Interdépendance | Chaque pôle dépend de l’autre pour rester sain, vivant, utile |
Valeur réciproque | Les deux pôles apportent quelque chose de positif |
Excès possibles | Chaque pôle, poussé à l’extrême ou non équilibré, engendre des effets négatifs |
Rythme dans le temps | On ne peut pas « trancher », mais osciller consciemment pour maintenir un équilibre vivant |
Sujets récurrents | Les polarités reviennent de manière cyclique, car elles sont intrinsèques à la vie humaine, organisationnelle et systémique |
2.3 Exemples de polarités classiques
Pôle A | Pôle B |
Continuité | Innovation |
Structure | Liberté |
Exigence | Bienveillance |
Action | Réflexion |
Intuition | Analyse |
Confiance | Vérification |
Responsabilité personnelle | Soutien collectif |
Chaque paire illustre une tension non soluble, mais gérable.
2.4 Polarité ≠ Dilemme ≠ Problème
Un problème a une solution claire, même si elle est difficile à mettre en œuvre.
Exemple : réparer une fuite, changer de logiciel, traiter une erreur de procédure.
Un dilemme est une situation où chaque choix implique un renoncement. Il faut trancher, malgré une perte.
Exemple : garder un emploi peu épanouissant mais stable, ou prendre un risque en changeant.
Une polarité, elle, est à maintenir, à équilibrer, à réguler dans le temps.
Il ne s’agit pas de choisir l’un ou l’autre, mais de ne pas tomber dans l’excès exclusif de l’un au détriment de l’autre.
2.5 Indices pour repérer une polarité en coaching ou en équipe
Pose-toi ces questions :
Est-ce un sujet qui revient souvent, sous des formes différentes ?
Est-ce que chaque option a des avantages réels… et des inconvénients si on l’absolutise ?
Est-ce que les deux options me parlent, même si je me sens tiraillé ?
Est-ce que le problème se déplace au lieu de se résoudre ?
Est-ce que les tensions semblent s’équilibrer dans le temps, sans jamais disparaître ?
Si oui, tu es probablement face à une polarité, et non un simple problème à résoudre.
III. LA CARTE DES POLARITÉS : STRUCTURE, LECTURE, USAGE
3.1 Objectif de la carte
La carte des polarités permet de :
Rendre visibles les deux pôles d’une tension
Distinguer les valeurs positives de chacun
Identifier les dérives possibles quand un pôle est surinvesti ou sous-équilibré
Favoriser une gestion rythmique et consciente dans le temps
Soutenir des choix adaptatifs, non dogmatiques
3.2 Structure de base (quadrant)
Pôle A | Pôle B |
Haut A : les bénéfices Ce que ce pôle apporte quand il est bien mobilisé
| Haut B : les bénéfices Ce que ce pôle apporte quand il est bien mobilisé |
Bas A : les risques Quand on en fait trop ou qu’on néglige l’autre | Bas B : les risques Quand on en fait trop ou qu’on néglige l’autre
|
Elle se présente sous la forme de quatre cases, organisées autour de deux pôles (A et B) :
3.3 Exemple : Polarité « Structure vs Liberté »
Structure bien dosée | Liberté bien dosée |
Stabilité, clarté, efficacité | Autonomie, créativité, souplesse |
Fiabilité, repères | Agilité, innovation |
Structure excessive | Liberté excessive |
Rigidité, contrôle, inertie | Flou, dispersion, chaos |
Bureaucratie, étouffement | Incohérence, isolement |
Le but n’est pas de choisir un camp, mais d’éviter les dérives en gardant la tension vivante.
3.4 Comment construire une carte de polarité (en coaching ou équipe)
Étape 1 – Identifier les deux pôles
Question type : « Entre quoi et quoi ton système intérieur (ou ton équipe) se débat-il ? »
Clarifie les termes : par exemple, “fermement posé” vs “accueillant et ouvert”
Étape 2 – Compléter les quadrants supérieurs
Haut gauche : Qu’est-ce que le pôle A permet de bon ?
Haut droit : Qu’est-ce que le pôle B permet de bon ?
Étape 3 – Compléter les quadrants inférieurs
Bas gauche : Que se passe-t-il quand on pousse trop le pôle A ?
Bas droit : Et quand on pousse trop le pôle B ?
Étape 4 – Discuter de la dynamique
Où suis-je (ou où est l’équipe) actuellement ?
Quel est le pôle surinvesti ?
Que perd-on en négligeant l’autre ?
Quel petit pas pourrais-je faire pour réactiver le pôle complémentaire ?
3.5 Usages possibles de la carte
En coaching individuel : tensions internes, posture d’accompagnement, positionnement professionnel
En coaching d’équipe : dynamique relationnelle, culture managériale, styles de communication
En formation : clarifier les paradoxes éducatifs, relationnels, éthiques
En stratégie : prise de décision, leadership, gouvernance
IV. APPLICATIONS CONCRÈTES EN COACHING
L’approche devient ici un outil d’accompagnement de la complexité, d’équilibre intérieur, ou de dialogue organisationnel.
4.1 En coaching individuel : tensions intérieures et posture personnelle
Typiques de la personne accompagnée :
Pôle A | Pôle B |
Affirmation | Accueil de l’autre |
Rigueur | Souplesse |
Engagement | Lâcher-prise |
Sincérité | Diplomatie |
Le coach aide le client à reconnaître qu’il vit une tension légitime, à sortir de la culpabilité, et à apprivoiser les deux pôles comme des ressources à mobiliser selon le moment.
Outils possibles :
Co-construction de la carte de polarité (voir Partie III)
Journal d’observation rythmique : “Quelle polarité s’est exprimée aujourd’hui ? Quel était le besoin ? Quelle a été la conséquence ?”
Bénéfices :
Diminution des jugements sur soi-même
Plus grande liberté d’ajustement relationnel
Alignement plus fin avec ses valeurs et son contexte
4.2 En coaching de posture (coach, enseignant, soignant, leader)
Les personnes en posture d’accompagnement vivent des tensions constantes qu’il ne s’agit pas de « résoudre », mais de traverser lucidement.
Exemples :
Pôle A | Pôle B |
Présence | Retrait |
Confiance | Cadre |
Laisser venir | Intervenir |
Être avec | Être garant |
Intérêt de l’approche :
Déculpabilise les moments de tension
Aide à penser les paradoxes professionnels (ex. : soutenir sans infantiliser)
Encourage une posture dynamique et adaptative, non rigide
4.3 En coaching d’équipe : tensions relationnelles ou systémiques
Cas fréquents :
Une équipe oscille entre :
Contrôle / Confiance
Cohésion / Autonomie
Projets rapides / Processus longs
Chaque pôle est défendu par un sous-groupe
Le conflit vient du déséquilibre perçu et non nommé
Travail proposé :
Co-construction collective d’une carte de polarité (grande feuille ou tableau)
Mise en mots des qualités et excès de chaque pôle
Repérage de la phase actuelle : surinvestissement d’un pôle, perte de l’autre
Effets :
Changement de regard : le problème devient tension systémique, pas attaque personnelle
Plus de nuance et de co-responsabilité
Décisions plus intégratives
4.4 En coaching stratégique ou d’organisation
Les organisations vivent des polarités constantes entre performance et éthique, innovation et sécurité, proximité et efficacité.
Exemples :
Pôle A | Pôle B |
Centralisation | Autonomie locale |
Valeurs historiques | Modernisation |
Focus interne | Ouverture marché |
Utilisation stratégique :
Atelier de direction : clarifier une tension persistante
Réflexion sur une transformation culturelle
Prévention d’un changement brutal et déséquilibré
V. POSTURES ET COMPÉTENCES DU COACH FACE AUX POLARITÉS
Travailler avec les polarités, ce n’est pas seulement utiliser une grille : c’est adopter une posture non-duelle, réflexive et consciente de la complexité.
5.1 Posture fondamentale : sortir de la logique binaire
Le coach est souvent confronté à des récits du type :
« Je dois choisir entre m’affirmer ou préserver la relation. »
« Soit je contrôle tout, soit je perds en qualité. »
« J’ai trop donné, maintenant je vais devenir dur. »
L’approche des polarités invite à désamorcer cette logique de balancier, et à :
accueillir les deux pôles comme légitimes, chacun porteur d’une fonction vitale,
faire émerger l’espace de régulation, où le mouvement devient possible.
5.2 Compétences-clés du coach dans l’approche des polarités
Compétence | Manifestation concrète |
Écoute intégrative | Entendre ce que chaque pôle exprime (même dans l’excès) |
Reformulation non exclusive | « Tu sembles tenir à la rigueur… et à la douceur aussi » |
Maîtrise de la nuance | Ne pas chercher la synthèse trop vite, ne pas réduire à un arbitrage |
Temporalisation | Rappeler que la gestion des polarités est rythmique, pas instantanée |
Cartographie guidée | Co-construire une carte, guider sans imposer, laisser émerger |
Neutralité bienveillante | Ne pas prendre parti pour un pôle (même implicitement) |
5.3 Savoir reconnaître sa propre polarisation
Un bon coach doit être capable de repérer ses propres préférences, car :
Il peut projeter son attachement à un pôle (ex. : valoriser l’autonomie au détriment du besoin de soutien)
Il risque de s’aligner inconsciemment avec le discours du coaché, en renforçant une fuite ou un déséquilibre
Exemple : un coach très centré sur le lâcher-prise pourrait minimiser le besoin de structure exprimé par un client.
Outil proposé :
Auto-cartographie de ses polarités de référence
Journal réflexif : Dans mes accompagnements, quels pôles ai-je tendance à favoriser ou à négliger ?
5.4 Rappel fondamental : une polarité ne se résout pas
Le rôle du coach n’est pas de « résoudre une tension » mais de soutenir sa gestion vivante dans le temps.
Cela demande de :
Renoncer à l’idée de solution stable
Aider le coaché à naviguer avec souplesse
Créer une écologie intérieure où les deux pôles peuvent coexister, s’équilibrer, se rappeler l’un à l’autre
VI. LIENS AVEC D’AUTRES MODÈLES
Convergences, complémentarités et articulations possibles avec d’autres cadres puissants.
6.1 Avec la pensée systémique
Points communs :
Vision circulaire : toute tension est vue comme le fruit d’un système vivant, non d’un individu isolé
Refus de la causalité linéaire
Attention aux effets secondaires d’une solution trop unilatérale
Articulation :
Les polarités peuvent être intégrées à une boucle systémique :
Exemple : trop de structure → rigidité → réaction de fuite → besoin de recentrage → retour à la structure
La carte des polarités devient alors une lecture locale au sein d’un système plus large.
6.2 Avec l’approche intégrale (Ken Wilber)
Points communs :
Reconnaissance de la pluralité des vérités partielles
Refus du réductionnisme
Acceptation des tensions évolutives dans tout processus humain
Articulation :
Une polarité peut être située dans un quadrant Wilberien (intérieur/extérieur, individuel/collectif)
Le travail sur les polarités aide à développer une conscience intégrative, capable d’accueillir les paradoxes
6.3 Avec les modèles de développement adulte (Robert Kegan, Susanne Cook-Greuter)
Points communs :
Vision évolutive de la conscience humaine
Chaque niveau de développement intègre davantage de complexité, de nuance, de paradoxe
La capacité à gérer les polarités est un indicateur clé de maturité psychologique
Articulation :
Le passage d’un niveau de développement à un autre se fait souvent par la traversée d’une polarité interne
Exemples :
Se différencier sans rejeter
Tenir sa vérité sans invalider celle de l’autre
Travailler les polarités permet donc d’accompagner une croissance intérieure subtile et profonde.
6.4 Avec le leadership adaptatif (Heifetz)
Points communs :
Certaines tensions ne sont pas techniques, mais adaptatives
On ne les résout pas, on les accompagne dans le temps
Le leader devient gardien de la tension, non porteur de solution unique
Articulation :
L’outil de polarités devient un levier de discernement managérial
Le leader peut poser la question : « Où mon équipe est-elle déséquilibrée ? Que néglige-t-elle ? »
Cela encourage un leadership humble, réflexif, et régulateur, plutôt que prescripteur.
VII. LIMITES, PRÉCAUTIONS ET ÉTUDES DE CAS ILLUSTRÉES
L’approche des polarités est puissante, mais elle demande tact, discernement, et un usage nuancé.
7.1 Limites de l’approche des polarités
1. Risque de généralisation hâtive
Toute tension n’est pas une polarité. Certaines situations demandent une décision claire.
Exemple : une maltraitance relationnelle n’est pas à équilibrer, mais à stopper.
2. Sur-intellectualisation
La carte peut devenir un exercice cérébral détaché du vécu.
Le coach doit ramener la dimension émotionnelle et incarnée dans le travail.
3. Fausse neutralité
Un coach peut avoir une préférence cachée pour un pôle.
S’il ne la reconnaît pas, il influence subtilement le client vers son propre équilibre.
7.2 Précautions d’usage en coaching
Risque | Bonne pratique |
Réduction à un outil visuel | Partir de l’expérience vécue, non d’un schéma abstrait |
Forçage vers l’équilibre | Respecter le déséquilibre comme période nécessaire parfois |
Confusion entre polarité et problème | Vérifier : Est-ce soluble ou rythmique ? |
Diagnostic prématuré | Laisser le client nommer lui-même les deux pôles |
7.3 Études de cas illustrées
Cas 1 – Coaching individuel : entre authenticité et diplomatie
Contexte :
Mathieu, cadre de 38 ans, dit « ne plus se reconnaître » en réunion. Il oscille entre s’exprimer franchement (et heurter), ou se taire (et ruminer).
Travail de polarité :
Pôle A : Authenticité = clarté, vérité, confiance
Pôle B : Diplomatie = lien, écoute, stratégie
Résultat :
En nommant la polarité, Mathieu a pu :
Se libérer de la honte liée à « ne pas savoir comment faire »
Expérimenter une forme d’assertivité plus souple
Observer ce qui déclenchait ses excès vers l’un ou l’autre
Cas 2 – Coaching d’équipe : rigueur vs autonomie
Contexte :
Une équipe projet dysfonctionne : certains réclament des process, d’autres les contournent pour garder de l’agilité.
Carte collective de polarité :
Rigueur = sécurité, lisibilité, qualité
Autonomie = vitesse, ownership, innovation
Travail :
Chaque sous-groupe a reconnu la valeur du pôle opposé
Des rituels hybrides ont été co-construits : planning + souplesse locale
Résultat :
Réduction de la polarisation
Montée en co-responsabilité sur l’équilibre
Cas 3 – Coaching stratégique : transparence vs prudence
Contexte :
Une direction veut ouvrir plus de communication interne, mais craint une perte de contrôle.
Carte :
Transparence = engagement, clarté, confiance
Prudence = sécurisation, hiérarchie, maîtrise des risques
Travail :
Atelier avec la direction : chaque bénéfice et excès des deux pôles est nommé
Mise en place d’une charte d’expression progressive
Résultat :
Réassurance de la direction
Ouverture maîtrisée sans brutalité
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