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Juste distance et non-attachement dans les accompagnements

 CHAPITRE d'introduction générale : Juste distance et non-attachement dans les accompagnements

 

Accompagner, c’est être là.

Pas seulement en posture, pas uniquement dans une méthodologie. Mais présent dans sa chair, son regard, sa voix, sa capacité à contenir et à écouter.

 

Et cette présence — pour être pleine, incarnée, sincère — suppose une ouverture affective, un mouvement du cœur.

Or, c’est précisément là que naît la tension : comment être pleinement engagé humainement, sans glisser vers l’attachement qui entrave, qui accroche, qui fige ?

 

Ce document explore cette ligne de crête délicate, entre lien profond et retrait éthique.

Elle s’adresse à tous ceux qui accompagnent — jeunes ou adultes — dans un cadre professionnel où le lien est à la fois outil et limite.

 

Implication n’est pas fusion, présence n’est pas possession

L’implication ne se mesure pas à l’intensité affective, mais à la justesse de la présence.

On peut être profondément engagé sans devenir indispensable.

On peut aimer ce lien — car oui, il peut être porteur d’estime, de joie, de fierté — sans chercher à le prolonger à tout prix.

 

La clé n’est pas le retrait. La clé, c’est le non-attachement :

Être là, offrir, donner — sans retenir.

Laisser une trace sans vouloir qu’elle s’imprime à jamais.

 

Ce que vit l’accompagné : attachement, idéalisation, besoin de repère

Dans ce travail d’ajustement, il serait incomplet de ne parler que de la posture du professionnel.

Car la personne accompagnée — et plus encore le jeune — est aussi dans un mouvement relationnel.

 

Et parfois :

 

  • elle trouve en l’accompagnant une figure plus stable, plus bienveillante, plus disponible que ce qu’elle vit dans sa propre famille, son environnement scolaire ou affectif ;

  • elle s’attache, non pas par faiblesse, mais parce que ce lien est rare, précieux, soutenant ;

  • elle idéalise, même subtilement : « il me comprend, il m’encourage, il voit en moi ce que personne ne voit. »

 

 

Et c’est là que notre vigilance s’affine.

 

Devenir une base sans devenir une dépendance

 

Offrir une présence vraie, soutenante, encourageante, c’est précieux.

Mais devenir la seule figure de régulation émotionnelle, ou le seul pilier stable, peut créer un lien trop central, qui freine l’autonomie affective.

Chez certains jeunes, ce type de lien peut réveiller des espoirs implicites de réparation, ou une confusion entre reconnaissance professionnelle et affection personnelle.

 

Cela ne signifie pas qu’il faille se retirer.

Mais que l’on doit penser ce que notre présence produit, et réguler non pas ce que l’on donne, mais ce que l’autre construit avec ce don.

 

Une posture de lucidité affective

Le non-attachement ne consiste pas à « prendre de la distance » — il consiste à être lucide sur la nature du lien :

 

  • reconnaître que nous comptons,

  • admettre que nous marquons,

  • mais refuser de devenir un ancrage permanent dans la psyché de l’autre.

 

 

Cette posture exige :

 

  • de voir le jeune non pas seulement comme un aidé, mais comme un sujet en construction relationnelle ;

  • d’accepter que notre départ futur doit déjà être présent dans notre manière d’être là ;

  • et de soutenir le jeune pour qu’il intègre cette fin comme une étape de plus vers sa propre solidité.


 

 CHAPITRE 1 – Les dynamiques relationnelles dans l’accompagnement

Objectif du  Chapitre :

Nommer et comprendre ce qui se joue dans la qualité du lien d’accompagnement, notamment dans cette zone affective fine où l’engagement humain profond peut frôler une forme de confusion affective, et où la posture professionnelle exige un ajustement de chaque instant. Introduire la notion de non-attachement comme liberté intérieure, garante d’un lien juste, respectueux et structurant.

Fonder chaque concept sur des apports scientifiques solides : psychologie humaniste, clinique, éthique relationnelle, neurobiologie affective et sociologie de l’accompagnement.

 

1.1. Un lien qui ne peut pas être neutre

Dans l’accompagnement, en particulier auprès de jeunes, il est illusoire et contre-productif de prétendre à une neutralité affective.

La relation ne peut être « technique » ou désincarnée.

Elle s’enracine dans une présence humaine réelle, un regard qui reconnaît la personne dans sa globalité, au-delà de son rôle ou de ses difficultés apparentes.

« On ne peut accompagner que si l’autre se sent vu. »

Ce sentiment d’être vu est souvent la condition préalable à l’acceptation d’un cadre, d’une exigence, d’un recadrage.

Appui théorique

Selon Carl Rogers (1961), la relation d’aide repose sur trois piliers essentiels :

  • la congruence : l’authenticité intérieure de l’accompagnant ;

  • la considération positive inconditionnelle : accueil sans condition de la personne ;

  • l’empathie : capacité à comprendre le monde intérieur de l’autre sans s’y confondre.

Source : Rogers, C. (1961). On Becoming a Person. Boston: Houghton Mifflin.

 

Définition – Relation asymétrique

Une relation asymétrique, dans le champ de l’accompagnement, désigne une relation dans laquelle l’un des deux partenaires (le professionnel) dispose d’un rôle, d’un cadre, et de ressources relationnelles supérieures à l’autre (l’accompagné).

Cette asymétrie n’est pas pathologique en soi : elle fait partie de la relation d’aide.

Mais elle exige une vigilance éthique pour ne pas glisser vers une position d’emprise, même douce ou involontaire.

 

Références : Gori, R. (2012). La dignité de penser. Les Liens qui libèrent ; Bertaudière, A. (2019). Accompagner sans dominer. Chronique Sociale.

 

1.2. Voir l’autre dans sa globalité : une exigence éthique

Il est injuste, voire contre-productif, de poser un cadre ou de signaler un comportement sans avoir d’abord offert un regard qui accueille l’autre dans sa totalité.

Cela implique :

  • de reconnaître l’effort avant de corriger l’erreur ;

  • de voir la personne avant de voir le rôle (élève, patient, apprenti) ;

  • d’honorer ce qu’elle vit, même si cela ne nous semble pas visible ou exprimable.

Ce n’est qu’à ce prix que nos paroles deviennent des repères, pas des injonctions.

 

1.3. Quand le lien frôle une fonction symbolique

Il arrive que l’accompagnant, souvent plus âgé ou stable, prenne inconsciemment une place symbolique pour le jeune : une sorte de figure stable, cadrante, sécurisante, parfois associée inconsciemment à une représentation paternelle ou parentale.

Ce glissement est naturel, mais il doit rester conscient et régulé.

Car il peut rapidement devenir un lieu :

  • de compensation affective,

  • d’attente implicite,

  • de dépendance affective non formulée.

 

Encadré : Transfert / Contre-transfert

Transfert : processus psychologique par lequel une personne projette sur l’accompagnant des affects, attentes ou représentations hérités d’expériences antérieures (souvent parentales).

Contre-transfert : ensemble des réactions émotionnelles conscientes ou inconscientes de l’accompagnant face à ce transfert.

Source : Freud, S. (1912), Ferenczi, S. (1919), développements contemporains en clinique de la relation d’aide (Roussillon, 1997 ; Kaës, 2000).

 

1.4. Non-attachement : implication sans confusion

Le non-attachement est souvent mal compris.

Il ne signifie pas : ne pas être affecté, ne pas aimer, ne pas s’impliquer.

Il signifie :

  • être pleinement là,

  • sans chercher à retenir,

  • ni à être essentiel dans le monde intérieur de l’autre.

 

Je donne sans m’attacher au fait d’être reçu.

Je soutiens sans devenir la condition du progrès.

Je quitte sans abandonner.

 

Origine du concept

Le non-attachement est un concept issu du bouddhisme (notamment dans les enseignements de la pleine conscience), puis intégré dans certaines approches psychothérapeutiques modernes (ex. : thérapies d’acceptation et d’engagement, ACT).

Il s’agit d’agir en pleine conscience de la valeur de l’autre, sans chercher à en tirer un attachement affectif réciproque ou une validation de soi.

Références : Kabat-Zinn, J. (1990) ; Hayes, S.C. et al. (1999), Acceptance and Commitment Therapy.

 

1.5. Voir apparaître les premiers signes de confusion relationnelle

Quelques signaux doivent alerter l’accompagnant :

  • besoin de réponses immédiates,

  • recherche implicite de réassurance affective,

  • admiration excessive ou aveugle,

  • projection de rôles non explicités (“vous êtes comme un père pour moi”)…

 

Dans ces cas, la posture doit s’ajuster sans rompre :

  • réancrer le cadre,

  • redire les limites,

  • renforcer l’autonomie du jeune.

 

 

 

 

 

1.6. Une vigilance partagée, dès le début du lien

Le non-attachement ne s’improvise pas à la fin. Il se sème dès le départ :

  • en posant clairement le cadre temporel du lien ;

  • en soulignant que les avancées appartiennent à l’autre ;

  • en ne nourrissant pas l’idée qu’on serait “nécessaire” à sa réussite.

Le lien d’accompagnement n’est pas une attache.

C’est une trace intérieure : elle peut rester, mais elle n’enchaîne pas.

 

Conclusion du  Chapitre

Accompagner dans la durée, surtout auprès de jeunes, exige une qualité de présence à double foyer :

  • authentique et chaleureuse,

  • parfaitement consciente de ne pas être l’élément central de la structure affective de l’autre.

C’est cette tension féconde entre lien et liberté, implication et non-attachement, qui définit ta posture.

Et elle est, en elle-même, une forme de profonde dignité relationnelle.

 

 

 CHAPITRE 2 – Les dérives possibles : fusion, emprise, sauvetage

Objectif du  Chapitre :

Mettre en lumière les dynamiques relationnelles déviées ou floues qui peuvent émerger dans les accompagnements : volonté de sauvetage, confusion des rôles, emprise douce, fusion affective.

Apprendre à les reconnaître précocement, à les comprendre dans leurs causes, et à les réguler avec tact et éthique, à partir de cadres issus de la psychologie clinique, de la théorie de l’attachement et des sciences relationnelles.

 

2.1. Quand le lien déborde sa fonction

Tout lien d’accompagnement est une relation asymétrique à visée structurante (cf.  Chapitre 1).

Mais lorsqu’il est insuffisamment régulé, il peut se transformer en un espace de :

  • soutien excessif ou inconditionnel,

  • investissement affectif déséquilibré,

  • confusion des fonctions ou des statuts,

  • dépendance mutuelle (parfois inconsciente).

Ce glissement est souvent progressif, non intentionnel, et peut prendre plusieurs formes que nous allons explorer.

 

2.2. Trois figures piégeuses : des dynamiques fréquentes

2.2.1. Le sauveur

L’accompagnant s’identifie à celui qui “doit aider”, “doit réparer”, “doit faire réussir”.

Cela peut l’amener à prendre trop de place dans les décisions, les progrès, la posture même du jeune.

 

Risques :

  • Infantilisation (le jeune attend toujours qu’on pense à sa place),

  • épuisement émotionnel (burn-out relationnel),

  • culpabilité réciproque en cas de rupture ou d’échec.

Le syndrome du sauveur a été théorisé dans le triangle dramatique de Karpman (1968), où le sauveur, le persécuteur et la victime changent souvent de rôle dans une dynamique relationnelle toxique.

2.2.2. Le fusionnel bienveillant

Le lien devient plus intime que professionnel, sans passage à l’acte ni rupture éthique apparente, mais avec une implication affective forte des deux côtés, souvent non verbalisée.

 

Cela se manifeste par :

  • des messages personnels fréquents,

  • une place affective grandissante de l’un dans la vie de l’autre,

  • une sensation que le lien est “à part”, “privilégié”.

 

Risques :

  • confusion relationnelle (est-ce un lien professionnel, amical, substitutif ?),

  • rupture difficile ou douloureuse à la fin,

  • dérive vers un lien compensatoire des carences affectives de l’un ou de l’autre.

 

Références : Kaës, R. (1993). Le lien : transmission et rupture dans les relations intersubjectives. Dunod.

 

2.2.3. Le repère devenu pilier

Dans certains cas, l’accompagnant devient, aux yeux du jeune, un point central de son équilibre émotionnel.

Cela arrive surtout dans des contextes où le jeune :

  • ne trouve pas de repères affectifs stables dans son entourage,

  • vit une situation familiale instable ou carencée,

  • identifie dans l’accompagnant une figure stable, aimante, cadrante.

 

Sans vigilance, ce lien peut devenir :

  • trop important pour le jeune (attente excessive, projection),

  • trop valorisant pour l’adulte (besoin d’être reconnu comme « celui qui aide »),

  • impossible à quitter sereinement (la séparation est perçue comme un abandon).

 

Définition – Dépendance affective

La dépendance affective désigne une relation déséquilibrée dans laquelle une personne se sent incapable d’exister, de faire des choix ou de se réguler émotionnellement sans la présence ou l’approbation de l’autre.

Elle peut prendre racine dans des carences précoces, des styles d’attachement insécurisés, ou une dynamique de renarcissisation inconsciente.

Références : Bowlby, J. (1969) ; Bartholomew & Horowitz, 1991 ; Cyrulnik, B. (2001).

 

2.3. Signaux d’alerte dans la relation

Côté accompagnant :

  • pensées fréquentes à l’égard de la personne accompagnée,

  • besoin d’être apprécié ou reconnu,

  • réactivité émotionnelle forte aux retours (ou absences de retour),

  • attente silencieuse d’un attachement mutuel.

 

Côté accompagné :

 

  • demande implicite de proximité hors cadre (messages, attentes personnelles),

  • souhait de prolonger indéfiniment l’accompagnement,

  • détresse ou trouble au moindre signe de distance ou de fin évoquée.

Ce ne sont pas des fautes. Ce sont des signaux de régulation à enclencher.

 

2.4. Réguler le lien avec tact et éthique

Concrètement, on peut :

  • poser un cadre verbal clair : “Voici la fréquence de nos échanges”, “Je suis là comme professionnel”, etc.

  • valider les progrès comme appartenant à l’autre : “Tu as fait ce chemin toi-même.”

  • intégrer progressivement la fin dans le paysage du lien (cf.  Chapitre 5 à venir).

 

Important :

Il ne s’agit pas de rompre, mais de repositionner subtilement.

Pas de punition, pas de retrait sec.

Juste une parole claire et posée.

 

2.5. Pourquoi ces dérives nous concernent tous

Parce que nous sommes :

  • des êtres relationnels,

  • parfois en quête de réparation personnelle,

  • porteurs de nos propres attachements insécures,

  • sensibles à la gratitude, à l’admiration, au besoin d’être utile.

 

Ce n’est pas une faiblesse.

C’est une humanité à reconnaître pour mieux la réguler.

La question n’est pas : “Suis-je à l’abri de ces dérives ?”

Mais : “Comment vais-je les reconnaître et m’y ajuster avec maturité ?”

 

 

 

 

Conclusion du  Chapitre

Les dérives ne surgissent pas comme des fautes.

Elles émergent dans les plis du lien, dans les silences, les élans, les blessures partagées.

Les reconnaître n’est pas une trahison du lien.

C’est au contraire la plus belle preuve de soin qu’on puisse lui offrir.

Et c’est aussi l’acte fondateur de notre responsabilité éthique.

 

CHAPITRE 3 – Se réguler pour rester juste : double vigilance dans le lien

Objectif du  Chapitre :

Développer une posture de régulation affective, cognitive et éthique qui ne se limite pas à l’accompagnant lui-même, mais inclut une vigilance fine et respectueuse sur la manière dont la personne accompagnée construit la relation.

Fonder ce double regard sur des apports issus de la psychodynamique, des neurosciences affectives, de la clinique du lien, de la supervision professionnelle et de l’anthropologie relationnelle.

 

3.1. Réguler : pas seulement en soi, mais dans le lien

La régulation professionnelle ne se limite pas à la gestion de ses émotions ou à l’autorégulation cognitive.

Elle implique une lecture subtile du lien dans sa totalité, c’est-à-dire :

  • ce qui se passe en soi (émotions, résonances, projections),

  • et ce qui se construit chez l’autre (attentes, représentations, attachements).

 

Cette double vigilance est au cœur de la sécurité relationnelle, telle que définie dans la psychologie de l’attachement (Bowlby, 1969) :

Un espace dans lequel chacun peut être soi, sans fusion ni retrait.

 

3.2. Ce que l’on observe chez l’autre : indicateurs d’un lien trop central

Certains signes doivent éveiller une attention particulière chez l’accompagnant.

Chez la personne accompagnée, ils peuvent inclure :

 

  • une attente excessive d’attention ou de reconnaissance,

  • une tendance à projeter des rôles symboliques sur l’accompagnant (“vous êtes comme un père pour moi”) ;

  • une inquiétude ou un mal-être à l’idée que le lien se termine ;

  • une dépendance implicite aux retours, aux compliments, au regard posé.

 

Cela peut signaler :

  • un attachement insécurisé,

  • une recherche de reparentalisation inconsciente,

  • un glissement de la fonction d’accompagnement vers une place affective compensatoire.

 

Théorie de l’attachement et posture professionnelle

John Bowlby (1969) définit l’attachement comme un système biologique inné destiné à assurer la sécurité de l’individu. Les styles d’attachement insécurisés (évitant, anxieux, désorganisé) influencent la manière dont une personne entre en relation, y compris dans des contextes d’accompagnement.

L’adulte professionnel peut être perçu comme une « figure d’attachement temporaire », ce qui demande une vigilance accrue pour ne pas renforcer la dépendance, tout en maintenant un lien sécurisant.

 

Références : Bowlby, J. (1969). Attachment and Loss ; Mikulincer & Shaver (2007).

 

3.3. Ce que l’on observe en soi : la régulation intérieure

Réguler en soi, c’est :

  • repérer ses propres zones de vulnérabilité (sauveur, besoin de reconnaissance, besoin de lien),

  • identifier les moments où l’on s’attache à l’impact que l’on a sur l’autre,

  • accepter d’être touché sans chercher à être validé par le lien.

 

Quelques questions clés à se poser régulièrement :

  • Suis-je encore dans ma posture, ou suis-je dans une relation affective implicite ?

  • Est-ce que je ressens un besoin de retour, de gratitude, de présence ?

  • Est-ce que je cherche à être indispensable dans le parcours de l’autre ?

 

3.4. Outils de régulation personnelle et relationnelle

1. Le journal de relation

Écrire régulièrement ce que le lien fait émerger :

  • émotions ressenties,

  • projections ou souvenirs réactivés,

  • réactions inhabituelles.

 

2. Les repères de verticalité

Répéter intérieurement : « Je suis un point d’appui, pas une base. »

Cela aide à se recentrer sur sa fonction, sans se fondre dans une proximité confuse.

 

3. Les micro-ajustements

Ralentir le rythme des réponses, reformuler le cadre, proposer des pauses dans le lien sans rupture.

Par exemple : « Nous faisons une belle route ensemble. Et je pense que tu peux désormais faire un bout seul. »

 

3.5. La supervision : lieu de mise en lumière éthique

La supervision professionnelle est un espace sécurisé où le lien peut être pensé, mis à distance, revisité, sans jugement.

Elle permet :

  • de dire ce qui touche, ce qui dérange, ce qui trouble ;

  • de repérer les déplacements de posture, souvent invisibles de l’intérieur ;

  • d’être remis dans le cadre éthique, sans froideur ni rigidité.

La supervision n’est pas un contrôle. C’est un miroir ajusté, un espace de maturation de la posture.

Définition – Supervision professionnelle

La supervision est une pratique encadrée dans laquelle un professionnel de l’accompagnement (coach, thérapeute, éducateur…) expose sa posture, ses pratiques et ses difficultés à un pair ou à un superviseur expérimenté.

Elle vise à maintenir la qualité relationnelle, la rigueur déontologique et l’équilibre émotionnel du praticien.

Références : Van Havermaet, E. (2007) ; Lecomte, C. (2015).

 

3.6. Ce que la régulation rend possible

En se régulant, l’accompagnant devient :

 

  • plus libre dans sa relation (moins dépendant d’une reconnaissance),

  • plus clair dans sa fonction (mieux positionné dans les enjeux),

  • plus juste dans sa manière d’être (ni froid, ni flou, ni fusionnel).

Il peut ainsi offrir à l’autre :

  • une présence stable,

  • une distance affective saine,

  • et surtout, une sortie possible du lien sans effondrement.

 

Conclusion du  Chapitre

Réguler, ce n’est pas se protéger de l’autre.

C’est protéger le lien, pour qu’il reste un espace de croissance, pas d’accaparement.

Cette vigilance des deux côtés (ce que l’on ressent, ce que l’autre projette) est la signature de la maturité professionnelle.

Et c’est elle qui rend possible une implication profonde, sans confusion.

 

 

 CHAPITRE 4 – Le non-attachement en pratique : incarner une présence libre et forte à la fois

Objectif du  Chapitre :

Donner une assise concrète, théoriquement fondée et éthiquement incarnée à la notion de non-attachement dans l’accompagnement.

Permettre aux professionnels d’exercer une présence humaine chaleureuse mais non confondante, de reconnaître leurs élans sans s’y attacher, et d’offrir à l’autre un lien structurant sans dépendance affective.

4.1. Ce que le non-attachement n’est pas

Le non-attachement est souvent confondu avec :

  • la froideur ou l’indifférence,

  • le désengagement émotionnel,

  • la mise à distance affective systématique.

 

Or il ne s’agit en rien d’un retrait.

Il s’agit d’une forme d’implication éthique profonde, sans volonté de posséder, de retenir ni d’être nécessaire à l’autre.

Le non-attachement, c’est la liberté de donner sans attendre,

et de se retirer sans abandonner.

 

4.2. Origines conceptuelles du non-attachement

Le non-attachement est un concept d’origine philosophique et spirituelle, qui a été :

  • développé dans le bouddhisme theravāda comme capacité à agir sans s’identifier ni s’agripper aux fruits de l’action (anatta, upekkhā),

  • repris dans la pleine conscience occidentale (Kabat-Zinn, 1990),

  • intégré aux thérapies de 3e vague (ACT, DBT), où l’on apprend à observer ses pensées, émotions et relations sans fusion ni évitement.

Références : Kabat-Zinn, J. (1990). Full Catastrophe Living ; Hayes, S. C., Strosahl, K. D., & Wilson, K. G. (1999). Acceptance and Commitment Therapy.

 

4.3. Trois piliers pour incarner le non-attachement

 

1. L’implication sans identification

Être pleinement là sans s’identifier à son rôle, ni à la place que l’autre nous donne.

Ne pas chercher à être aimé, indispensable ou valorisé.

Posture intérieure :

« Je t’accompagne parce que c’est juste, pas parce que j’ai besoin de toi. »

 

2. La clarté éthique des rôles

Répéter (intérieurement et parfois explicitement) que :

  • le lien est professionnel,

  • il est limité dans le temps,

  • il est structuré par une fonction précise.

Cela protège l’autre et soi-même des glissements affectifs, tout en permettant une présence sincère.

Références :

 

  • Lecomte, C. (2015). Les compétences du praticien réflexif.

  • Teyssier, C. (2018). Posture et engagement en relation d’aide.

 

3. L’ouverture sans attente de retour

Donner un regard, une écoute, une parole…

sans attendre un écho, une fidélité, une reconnaissance.

Cela demande un travail régulier sur :

  • la gratuité du geste professionnel,

  • l’humilité du rôle,

  • la confiance que ce que l’on dépose porte, même sans réponse.

C’est là que l’on passe du rôle d’intervenant à celui d’accompagnant :

être un passage, pas une fin en soi.

 

4.4. Ce que cela donne concrètement : des gestes incarnés

Situation

Attachement confus

Non-attachement incarné

L’accompagné veut te revoir souvent hors cadre

Tu ressens une importance affective flatteuse

Tu valides le lien… et rappelles qu’il est borné par le cadre

Il te remercie intensément

Tu ressens que tu veux « continuer à exister » pour lui

Tu dis merci… et tu laisses le lien vivre en lui, sans l’alimenter

Tu es touché par un jeune qui te voit comme un repère affectif fort

Tu ressens une envie d’être « quelqu’un pour lui »

Tu accueilles cela sans t’y installer, et tu encourages la diversification de ses appuis

 


 



 






 


4.5. Risques d’un attachement implicite non régulé

Même bienveillant, l’attachement confus peut générer :

  • un besoin réciproque de validation,

  • une difficulté à se séparer,

  • une posture trop affective qui brouille la fonction d’accompagnement.

 

Ce n’est pas un échec, mais une opportunité de retour à l’alignement.

Références neurobiologiques de l’attachement et de la séparation

Des recherches en neurosciences affectives (Schore, 2003 ; Siegel, 2010) ont montré que :

  • l’attachement mobilise des circuits cérébraux profonds liés à la sécurité (amygdale, cortex préfrontal ventromédian),

  • le détachement, s’il est vécu comme rupture ou perte, active des circuits de douleur sociale similaires à ceux de la douleur physique.

D’où l’importance, dans l’accompagnement, de penser le lien dans sa dimension affective réelle, sans fusion, mais avec soin et clarté.

 

4.6. Autoriser l’autre à se détacher : geste de maturité

La véritable trace que l’on laisse n’est pas celle de notre présence persistante,

mais celle de ce que notre présence a permis de révéler chez l’autre.

Ce que l’on peut dire en fin d’accompagnement :

« Ce que tu es devenu ne m’appartient pas.

Et pourtant, j’en suis honoré.

Et je n’ai pas besoin d’y rester pour que cela continue à vivre en toi. »

 

4.7. Permettre un attachement sain : la posture pédagogique implicite

Tout accompagnement digne de ce nom génère un attachement.

Et c’est souhaitable.

Car sans lien, il n’y a pas de sécurité.

Sans sécurité, il n’y a pas de confiance.

Et sans confiance, il n’y a ni transformation ni intégration.

Mais la question n’est pas : y a-t-il attachement ?

Elle est : quel type d’attachement favorisons-nous ?

 

Les formes d’attachement dans l’accompagnement (inspiré de Bowlby)

  • Attachement sécure : la personne accompagnée sent que le lien est là, qu’il est fiable, qu’elle peut s’y appuyer sans avoir peur de la perte. Elle peut s’éloigner, revenir, avancer seule.

  • Attachement anxieux : elle craint la fin du lien, cherche à maintenir la proximité, redoute l’abandon.

  • Attachement évitant : elle se protège en maintenant une distance émotionnelle, même si elle est touchée.

  • Attachement désorganisé : le lien est confus, mêlé de désir et de crainte, de recherche et de rejet.

 

Notre posture crée un environnement qui favorise l’un ou l’autre de ces états.

 

4.8. Créer une sécurité affective sans devenir un point fixe

La sécurité affective passe par :

  • la constance dans la manière d’être (prévisibilité bienveillante),

  • la cohérence entre parole et attitude,

  • l’acceptation du lien sans le survaloriser.

Elle permet à l’autre de sentir :

  • qu’il compte,

  • qu’il peut dire ce qu’il ressent,

  • qu’il peut s’éloigner sans punition, sans perte.

Le lien n’est pas une dette.

Il est une permission d’exister pleinement, le temps d’un passage partagé.

 

4.9. Aider l’autre à penser la temporalité du lien

C’est probablement l’un des actes les plus délicats et puissants de la posture professionnelle :

Aider l’autre à sentir que le lien va finir, sans le menacer,

Aider l’autre à s’y attacher sainement, sans confusion.

 

Cela peut se faire par :

  • des rappels discrets mais réguliers sur la nature et la durée du lien,

  • des rituels d’autonomisation progressive (“Tu sembles prendre appui de plus en plus sur toi.”),

  • l’autorisation à nommer l’attachement sans le disqualifier : “C’est important pour toi. Et je suis là. Et je ne serai pas toujours là. Et tout cela peut coexister.”

 

 

 

 

 

4.10. Ce que notre posture enseigne silencieusement

Par notre manière :

  • d’être présent sans se rendre indispensable,

  • de s’effacer sans disparaître brutalement,

  • de valoriser l’autre sans attendre qu’il nous retienne,

…nous enseignons à l’autre une grammaire relationnelle nouvelle :

celle d’un lien où l’on peut être aimé sans être possédé,

où l’on peut être guidé sans être confisqué,

où l’on peut se détacher sans trahir.


CHAPITRE 5 – La fin de l’accompagnement : préparer le détachement, honorer le chemin

Objectif du  Chapitre :

Permettre aux professionnels de préparer, vivre et accompagner la fin d’un lien sans confusion ni brutalité, comme un acte structurant pour soi et pour la personne accompagnée.

Soutenir le passage de la séparation non pas comme perte, mais comme intégration.

Ancrer ce processus dans les références psychologiques, cliniques et éthiques pertinentes.

 

5.1. Ce que vit la personne accompagnée face à la fin du lien

Pour la personne accompagnée, et notamment les jeunes :

  • le lien d’accompagnement peut devenir un appui affectif majeur, parfois le seul perçu comme fiable et bienveillant ;

  • l’accompagnant est souvent une figure de reconnaissance, un repère, parfois même une forme symbolique de « parent de rechange » ;

  • la perspective de la fin peut générer angoisse, abandon, sentiment de vide – même si elle n’est pas exprimée.

 

Ces réactions ne sont pas pathologiques.

Elles sont le signe que le lien a compté.

 

 

 

 

Psychodynamique de la séparation (Bowlby, Mahler, Kaës)

Selon Bowlby (1969), toute rupture de lien déclenche une réponse émotionnelle de type :

  1. Protestation (refus, revendication),

  2. Désespoir (repli, tristesse),

  3. Détachement (restructuration ou évitement).

 

Chez l’adolescent ou le jeune adulte, cette dynamique peut se rejouer à bas bruit dans la fin d’un accompagnement, même court.

Le rôle de l’accompagnant est d’en penser les enjeux pour ne pas alimenter une blessure de perte, ou au contraire, rendre cette fin intégrable.

Références : Bowlby, J. (1969). Attachment and Loss ; Mahler, M. (1975). The Psychological Birth of the Human Infant ; Kaës, R. (1993). Le lien.

 

5.2. L’accompagnant aussi vit une fin

Un lien peut :

  • avoir duré quelques semaines ou plusieurs mois,

  • avoir été discret ou marqué,

  • mais laisser une empreinte chez le professionnel, qui peut ressentir :



    • de la fierté, de la nostalgie, de la tristesse,

    • un doute sur le moment de partir,

    • une difficulté à se détacher si le lien a été porteur.

Ce vécu est légitime. Il appelle une élaboration — en soi ou en supervision.

 

5.3. Préparer la fin : un travail qui commence dès le début

La préparation ne commence pas à la dernière séance.

Elle s’installe :

  • dans le cadre posé : “Nous allons travailler ensemble un certain temps.”

  • dans la posture : jamais se rendre indispensable, toujours inviter à l’autonomie,

  • dans le regard : célébrer les pas franchis comme appartenant à l’autre, pas au lien.

Une fin bien préparée est une fin déjà un peu vécue, dans chaque étape du lien.

5.4. Identifier les signes d’un lien devenu trop central

Côté accompagné :

  • Il redoute la fin,

  • Il multiplie les demandes de contact,

  • Il dit ne pas savoir comment faire sans toi.

 

Côté accompagnant :

  • Tu redoutes de laisser,

  • Tu veux “trouver une autre façon de rester en lien”,

  • Tu te demandes si “c’est vraiment le bon moment”.

 

Ce sont des signes à écouter avec respect, pas avec culpabilité.

Ils peuvent être verbalisés avec tact.

 

5.5. Les rituels de séparation : un geste de soin

Plutôt que d’arrêter simplement, il est possible de :

  • prévoir un temps dédié à la fin,

  • proposer un bilan de cheminement (ce qui a changé, ce qui reste),

  • offrir une trace symbolique (écrit, message, carte, citation…),

  • encourager l’autre à formuler ce qu’il retient, ce qu’il emporte.

 

Ce rituel sécurise le détachement. Il donne à la fin une forme.

Et la forme protège l’émotion de devenir déchirure.

 

5.6. Après la fin : ne pas entretenir un lien qui n’a plus sa fonction

 

Après la fin, il peut être tentant :

  • de rester en contact régulier,

  • de répondre systématiquement aux messages,

  • de “prolonger” à bas bruit la relation…

 

 

Mais cela risque de :

  • flouter les repères,

  • empêcher l’autonomisation émotionnelle,

  • faire croire que le lien pourrait “revenir”.

Une fin claire et douce vaut mieux qu’une prolongation confuse.

 

5.7. Ce que cette fin enseigne à l’autre

Si elle est bien menée, la fin d’un accompagnement enseigne à la personne accompagnée :

  • que l’on peut vivre un lien vrai sans qu’il dure toujours,

  • que l’on peut se séparer sans se trahir,

  • que ce qui a été vécu continue à exister sans que la personne reste.

Et cela, c’est peut-être le plus bel apprentissage relationnel possible.

 

Conclusion du  Chapitre

La fin d’un accompagnement est une transition, pas un abandon.

Elle peut laisser une marque profonde sans laisser de manque douloureux.

Elle peut être un moment d’humanisation du lien, où l’on dit :

 

« Ce que tu es devenu ne m’appartient pas.

Je t’ai vu grandir, et maintenant, tu continues.

Je pars, mais je ne t’efface pas.

Tu avances, et je n’ai plus besoin d’être là pour que tu y arrives. »

 

 

Fiche outil – Mobiliser la théorie de l’attachement dans les accompagnements professionnels

 

Pourquoi mobiliser la théorie de l’attachement ?

Parce que l’accompagnement professionnel, en particulier :

  • auprès des jeunes,

  • des personnes vulnérabilisées,

  • ou dans des contextes de relation régulière et engageante,


    mobilise des mécanismes d’attachement affectif, même s’il ne s’agit pas de lien familial.

 

Rappels sur la théorie de l’attachement (Bowlby, Ainsworth)

  • L’attachement est un besoin fondamental, biologique et psychique, visant à sécuriser l’individu par la proximité d’une figure de confiance.

  • Il se construit dès les premiers mois de vie, mais reste actif tout au long de l’existence, particulièrement dans les situations de vulnérabilité, de changement ou de dépendance.

 

Types d’attachement (adaptés au contexte d’accompagnement)

 

Style d’attachement

Manifestations possibles chez l’accompagné

Risques ou enjeux

Sécure

Confiance dans la relation, capacité à s’exprimer, à accepter la fin du lien

Terrain favorable à l’autonomisation

Anxieux

Besoin de validation constante, peur de l’abandon, difficultés à envisager la séparation

Risque de dépendance affective

Évitant

Refus de s’engager dans le lien, méfiance, retrait émotionnel

Risque d’isolement, de non-implication

Désorganisé

Attitudes contradictoires, confusion, ambivalence forte

Risque de liens fusionnels ou instables

 

 

 

 

 

Références : Bowlby, 1969 ; Ainsworth, 1978 ; Bartholomew & Horowitz, 1991

 

Quand cette théorie est-elle utile dans l’accompagnement ?

  • Dès le début du lien, pour comprendre comment la personne investit (ou non) la relation.

  • En cours d’accompagnement, pour repérer les signes d’attachement insécure : besoin de contact, évitement, dépendance émotionnelle, etc.

  • En fin de lien, pour accompagner le détachement en douceur, sans réactiver des vécus d’abandon.

 

Comment l’utiliser sans pathologiser ?

  • Ne pas diagnostiquer un style d’attachement, mais repérer des tendances relationnelles.

  • Ne pas chercher à « réparer », mais à offrir un cadre suffisamment sécure pour que l’autre expérimente un lien structurant.

  • Penser la posture comme une “base sécurisante temporaire” : un appui pour apprendre à marcher seul, pas une béquille permanente.

 

Ce que cela change dans la posture de l’accompagnant

  • Autorise une implication vraie sans fusion,

  • Rappelle que l’accompagnement est un lieu de régulation affective partagée,

  • Aide à penser la fin du lien comme une transition, pas un abandon,

  • Donne du sens à ce que vit l’autre : « S’il a du mal à me laisser partir, ce n’est pas qu’il exagère. C’est que le lien a compté. Et je peux l’aider à l’intégrer. »

 

 
 
 

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