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Être soi sans juger l’autre : affirmation, altérité et dignité.


1. Introduction : le paradoxe de l’affirmation

 Affirmer son identité – ses goûts, ses choix de vie, ses valeurs – est généralement considéré comme un signe de maturité psychologique. De nombreuses approches en psychologie du développement (Erikson, 1959 ; Marcia, 1980), en thérapie existentielle (Yalom, 1980), ou en accompagnement humaniste (Rogers, 1961), insistent sur l’importance de se définir comme sujet autonome pour construire une vie cohérente.

 

Mais cette capacité à dire « je » peut basculer. Elle peut glisser vers une affirmation contre l’autre, au lieu de s’enraciner avec soi. Car l’affirmation personnelle, lorsqu’elle se rigidifie, peut devenir exclusive : je ne suis pas toi, donc tu as tort. Le risque est alors d’évaluer la valeur d’autrui à partir de son degré de ressemblance avec moi, et non de sa dignité propre.

 

Ce phénomène est connu en psychologie sociale comme l’ethnocentrisme implicite (Greenwald et al., 1998), c’est-à-dire la tendance à considérer son propre système de pensée comme référence implicite de normalité. Il s’agit d’un biais cognitif bien documenté, activé automatiquement par le cerveau en situation d’exposition à l’altérité. Selon ces auteurs, « le soi agit comme une ancre implicite pour l’évaluation de la valeur des autres groupes ».

 

En contexte de diversité culturelle ou identitaire croissante, ce réflexe devient problématique. Il réduit l’espace relationnel et rend l’altérité menaçante. Cela rejoint les travaux de Levinas (1961), pour qui l’Autre est ce qui échappe à mes catégories, mais appelle ma responsabilité. Être en relation n’est pas d’abord une affaire de ressemblance : c’est un engagement éthique.

 

D’un point de vue psychologique, l’être humain a besoin de cohérence interne (Festinger, 1957). Lorsque les idées de l’autre viennent bousculer nos propres croyances, cela peut générer une dissonance cognitive, que nous résolvons parfois non pas en nous ouvrant, mais en disqualifiant l’autre. Cette stratégie de réduction de la dissonance est bien connue, mais elle laisse des traces relationnelles profondes.

 

Ce document naît de cette tension : comment puis-je être moi, pleinement, sans juger ce que l’autre est, profondément ?

Comment puis-je affirmer mes repères sans disqualifier ceux qui vivent autrement ?

Et surtout : quels effets émotionnels produit sur autrui le fait d’être jugé à l’aune de ma propre norme ?

 

Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour le relativisme absolu. Il est légitime, parfois nécessaire, de poser des limites, de dire non, de s’éloigner d’un lien qui heurte profondément nos valeurs. Mais cela peut – et cela doit – se faire sans disqualifier l’humain, sans associer la différence à une faute, sans transformer l’altérité en erreur.

 

Ce document propose donc une double démarche :

 

  • un ancrage scientifique, en psychologie sociale, clinique, affective et cognitive, pour comprendre les effets du jugement et du rejet ;

  • une exploration éthique et relationnelle des voies possibles pour affirmer son identité sans blesser, exclure ou juger.


Être soi sans juger l’autre, ce n’est pas une posture molle : c’est une posture exigeante. Elle demande un travail intérieur, une régulation émotionnelle, une vigilance cognitive. Mais elle est peut-être le seul chemin possible vers une paix relationnelle durable, intérieure autant que sociale.


Références citées (section 1) :

  • Erikson, E. (1959). Identity and the Life Cycle. International Universities Press.

  • Marcia, J. E. (1980). Identity in adolescence. In J. Adelson (Ed.), Handbook of adolescent psychology.

  • Rogers, C. R. (1961). On becoming a person. Houghton Mifflin.

  • Greenwald, A. G., Banaji, M. R., Rudman, L. A., Farnham, S. D., Nosek, B. A., & Mellott, D. S. (1998). A unified theory of implicit attitudes, stereotypes, self-esteem, and self-concept. Psychological Review, 109(1), 3–25.

  • Levinas, E. (1961). Totalité et Infini. Le Livre de Poche.

  • Festinger, L. (1957). A theory of cognitive dissonance. Stanford University Press.

  • Yalom, I. D. (1980). Existential Psychotherapy. Basic Books

 

2. Jugement, rejet, comparaison : des mécanismes psychologiques profonds

2.1. Juger, discerner, exclure : clarifier les termes

Dans le langage courant, les mots « juger », « évaluer », « donner son avis », sont souvent utilisés de manière interchangeable. Pourtant, en psychologie sociale et clinique, ils désignent des processus différents aux effets très inégaux.

 

Juger, c’est assigner une valeur morale ou existentielle à ce que l’autre est, dit ou fait, à partir de mes propres repères internes, en impliquant souvent une hiérarchisation : « ce que je suis ou pense vaut plus que ce que tu es ou fais ».

 

Le discernement, à l’inverse, est un processus de délibération interne sans hiérarchie, permettant d’identifier ce qui me convient ou non, sans remettre en cause la valeur de l’autre. Il est plus proche de la différenciation (Bowen, 1978), c’est-à-dire la capacité à être soi sans nier l’autre.

 

Quant au rejet, il s’agit d’un comportement de mise à distance ou d’exclusion, explicite ou implicite, souvent associé à un jugement négatif et à un refus d’ouverture.

 

Ces processus activent des zones cérébrales et des dynamiques émotionnelles distinctes, comme l’ont montré les travaux en imagerie cérébrale sur la régulation affective interpersonnelle (Ochsner & Gross, 2005).


2.2. Le besoin d’appartenance et la douleur du rejet

Le besoin d’appartenance sociale est reconnu comme un besoin humain fondamental (Baumeister & Leary, 1995). Il est aussi essentiel, dans la durée, que le besoin de sécurité ou de nourriture. Être jugé ou exclu active des circuits neurologiques similaires à ceux de la douleur physique.

Des recherches en neuroimagerie fonctionnelle ont montré que le rejet social active le cortex cingulaire antérieur dorsal (dACC), une zone également impliquée dans la régulation de la douleur (Eisenberger, Lieberman & Williams, 2003). Cette activation est mesurable dès de simples micro-rejets (regard détourné, absence de réponse, ton méprisant).

Ce phénomène, parfois qualifié de « douleur sociale », démontre que le jugement ou l’exclusion ne sont pas que symboliques : ils sont neurologiquement et émotionnellement concrets.

Étude clé : Eisenberger, N. I., Lieberman, M. D., & Williams, K. D. (2003). Does rejection hurt? An fMRI study of social exclusion. Science, 302(5643), 290-292.

 

2.3. L’identité par le groupe et le piège de la comparaison

Selon la théorie de l’identité sociale (Tajfel & Turner, 1979), l’être humain se définit en grande partie par son appartenance à des groupes : culturels, idéologiques, esthétiques, politiques, etc. Ces appartenances renforcent l’identité personnelle, mais créent aussi une dynamique de comparaison entre :

  • l’endogroupe (mon groupe d’appartenance),

  • et l’exogroupe (les autres).

 

Ce phénomène produit deux biais :

  1. une valorisation excessive de mon propre groupe ;

  2. une dévalorisation automatique de ceux qui s’en écartent.


Ces dynamiques sont hautement automatiques, enracinées dans des processus cognitifs rapides de catégorisation (Bargh & Chartrand, 1999), et s’accompagnent souvent de stéréotypage ou de biais implicites (Greenwald & Banaji, 1995).

Lorsque l’autre exprime une différence qui met en tension mes croyances ou mon sentiment d’appartenance, la tentation est grande de la juger comme « fausse », « inférieure », ou « menaçante ». Le jugement, ici, fonctionne comme une stratégie de réassurance identitaire.

 

Références principales :

  • Tajfel, H., & Turner, J. C. (1979). An integrative theory of intergroup conflict.

  • Greenwald, A. G., & Banaji, M. R. (1995). Implicit social cognition: Attitudes, self-esteem, and stereotypes. Psychological Review.

  • Bargh, J. A., & Chartrand, T. L. (1999). The unbearable automaticity of being. American Psychologist.

 

2.4. Le jugement comme réponse émotionnelle : écouter ce qui se joue en soi

Il est tentant de croire que nos jugements sont rationnels, logiques, objectifs. Mais la réalité psychique est souvent plus complexe : le jugement est très souvent une réponse émotionnelle inconsciente. Il peut traduire :

  • une peur projetée (si j’étais à sa place, j’aurais peur de…) ;

  • ou une valeur personnelle menacée (ce qu’il fait heurte ce qui est sacré pour moi).

 

Cette intuition est confirmée par plusieurs courants :

  • La théorie des valeurs de Schwartz (1992) montre que les tensions sociales naissent souvent d’un conflit entre systèmes de valeurs perçus comme incompatibles.

  • Les travaux de Paul Ekman et Richard Davidson (2000) sur les émotions de base et leur influence sur la cognition montrent que les jugements hâtifs sont souvent la manifestation de micro-émotions non reconnues.

  • En psychanalyse contemporaine, notamment chez Wilfred Bion ou Otto Kernberg, on retrouve cette idée que le jugement de l’autre peut être une défense contre un affect non symbolisé.

 

Prendre le temps de reconnaître ce qui se passe en soi au moment où l’on s’apprête à juger est donc un acte de lucidité et de maturité. Cela suppose :

  • de ralentir la réponse,

  • d’interroger l’émotion dominante (colère ? peur ? dégoût ?),

  • d’identifier la valeur touchée,

  • puis de décider : ai-je besoin de poser une limite ? ou est-ce simplement une émotion que je peux accueillir sans réagir contre l’autre ?

 

Ce processus rejoint la démarche de régulation émotionnelle consciente (Gross, 1998), dans laquelle l’émotion n’est pas niée, mais accueillie et traitée avant qu’elle ne se transforme en réaction projective.

 

Références principales (2.4) :

 

  • Schwartz, S. H. (1992). Universals in the content and structure of values: Theoretical advances and empirical tests in 20 countries.

  • Gross, J. J. (1998). The emerging field of emotion regulation: An integrative review. Review of General Psychology.

  • Ekman, P., & Davidson, R. J. (2000). The Nature of Emotion: Fundamental Questions.

  • Kernberg, O. (1992). Aggression in Personality Disorders and Perversions.

  • Bion, W. (1962). Learning from Experience.

 

3. Les effets émotionnels du jugement sur la personne jugée

Être jugé n’est jamais neutre. Ce n’est pas seulement recevoir une opinion : c’est se voir assigner une valeur par autrui, souvent sans pouvoir répondre, se justifier, ni même comprendre les critères implicites de cette évaluation. Ce processus, lorsqu’il est répété, surtout dans les relations proches (familiales, professionnelles, amicales), peut avoir des effets profonds sur l’estime de soi, l’identité, la sécurité émotionnelle.

 

3.1. Atteinte à l’estime de soi : quand le regard de l’autre devient norme

L’estime de soi se construit, selon Coopersmith (1967), sur trois piliers :

  • le sentiment d’être digne d’être aimé,

  • le sentiment de compétence,

  • le sentiment d’appartenance.

 

Le jugement négatif, surtout lorsqu’il touche à ce que la personne est plutôt qu’à ce qu’elle fait, vient saper ces trois fondements :

  • il conteste implicitement sa légitimité relationnelle,

  • il suggère une incompétence morale ou existentielle,

  • il la place en marge du groupe de référence.

Plusieurs études longitudinales ont montré que l’intériorisation des jugements négatifs (notamment en contexte scolaire, professionnel ou familial) est corrélée à une baisse durable de l’estime de soi (Orth, Robins & Roberts, 2008).

 

De plus, selon la théorie du miroir social (Mead, 1934 ; Cooley, 1902), l’image de soi se construit en grande partie dans le reflet des autres. Le regard d’autrui n’est pas un simple feedback extérieur : il participe de la genèse du soi. Lorsqu’il devient conditionnel ou dévalorisant, il altère le sentiment d’être légitime à exister tel que l’on est.

 

3.2. Auto-jugement, honte intériorisée et stigmatisation

Être jugé de manière répétée, surtout sur des aspects identitaires (orientation sexuelle, apparence physique, croyances, culture, statut socioéconomique), conduit souvent à l’auto-stigmatisation : la personne intériorise le regard disqualifiant de l’autre, jusqu’à s’y identifier.

 

« Je finis par croire que je suis ce qu’on dit de moi. »

 

Ce phénomène est bien documenté dans les études sur les minorités stigmatisées, les personnes neurodivergentes, ou les personnes vivant avec des troubles psychiques (Corrigan, 2000 ; Link & Phelan, 2001).

 

Les conséquences peuvent inclure :

  • un sentiment chronique de honte (Brown, 2006),

  • une retrait social par anticipation du rejet (Smart & Wegner, 1999),

  • une autolimitation des ambitions ou des désirs, par peur de ne pas être « autorisé » à réussir.

 

La honte intériorisée devient ainsi une blessure du lien à soi, une forme de jugement auto-infligé, souvent inconscient, qui empêche la personne d’habiter pleinement son humanité.

 

Références principales :

 

  • Corrigan, P. W. (2000). Mental health stigma as social attribution: Implications for research methods and attitude change. Clinical Psychology: Science and Practice.

  • Brown, B. (2006). Shame resilience theory: A grounded theory study on women and shame. Families in Society.

  • Link, B. G., & Phelan, J. C. (2001). Conceptualizing stigma. Annual Review of Sociology.

  • Smart, L., & Wegner, D. M. (1999). Covering up what can’t be seen: Concealable stigma and mental control. Journal of Personality and Social Psychology.

 

3.3. Traumatisme relationnel et mémoire émotionnelle

Lorsque le jugement ou la disqualification est vécu dans une relation significative (parent, enseignant, thérapeute, supérieur hiérarchique), il peut produire un traumatisme relationnel : un événement émotionnellement blessant qui marque la mémoire affective de la personne, sans nécessairement passer par la conscience narrative.

 

Antonio Damasio (1994) a montré que les expériences émotionnelles négatives laissent des « marqueurs somatiques » : des empreintes corporelles qui influencent ensuite nos réactions, nos choix, nos comportements.

Ainsi, un jugement blessant peut :

  • affecter durablement la confiance relationnelle,

  • altérer la capacité à exprimer son désaccord sans peur,

  • engendrer des évitements dans les situations de conflit ou de vulnérabilité.

 

Ces mécanismes sont aussi décrits dans la littérature sur le complex PTSD (Herman, 1992 ; Courtois & Ford, 2009), notamment chez les personnes ayant vécu des formes d’humiliation, de rejet ou de disqualification chronique.

 

La mémoire émotionnelle ainsi constituée est souvent non verbale, ce qui la rend d’autant plus difficile à déconstruire sans accompagnement spécifique.

 

Références principales :

 

  • Damasio, A. (1994). Descartes’ Error: Emotion, Reason, and the Human Brain.

  • Herman, J. (1992). Trauma and Recovery.

  • Courtois, C. A., & Ford, J. D. (2009). Treating Complex Traumatic Stress Disorders.

 

4. Quand la différence devient menace : biais cognitifs et mécanismes de défense

Face à la différence, l’être humain est rarement neutre. Selon la posture intérieure, elle peut émerveiller, questionner, stimuler… ou provoquer un rejet immédiat, souvent injustifié et émotionnellement disproportionné. Ce rejet est rarement réfléchi : il émerge, réflexe, presque instinctif. Pour le comprendre, il nous faut plonger dans les raccourcis mentaux de notre cerveau, et les stratégies inconscientes de défense du Moi.


4.1. La peur de l’altérité : une réaction rapide du cerveau social

Le cerveau humain, en particulier son système limbique, est constamment à la recherche de sécurité relationnelle. Dès qu’un visage, une idée ou une posture perçue comme « étrangère » surgit, il déclenche une réponse émotionnelle automatique.

Les travaux en neurosciences sociales (Lieberman, 2013) montrent que le cerveau social fonctionne par comparaison instantanée entre “moi” et “autre”, en particulier via l’insula, l’amygdale et le précunéus.

 

Dès qu’une différence est perçue comme inconfortable :

  • le cerveau active des circuits d’alerte,

  • et une désactivation partielle de l’empathie cognitive peut survenir (Decety & Lamm, 2006).

 

 

Référence : Lieberman, M. D. (2013). Social: Why Our Brains Are Wired to Connect. Crown.

Decety, J., & Lamm, C. (2006). Human empathy through the lens of social neuroscience. ScientificWorldJournal.

 

4.2. Biais cognitifs : juger vite pour se rassurer

Les biais cognitifs sont des raccourcis mentaux automatiques qui permettent de traiter rapidement une information, souvent au détriment de la nuance. En matière d’altérité, plusieurs biais alimentent le jugement :

 

  • biais de similarité : nous préférons ce qui nous ressemble (Montoya et al., 2008) ;

  • biais de confirmation : nous sélectionnons les informations qui renforcent nos croyances existantes (Nickerson, 1998) ;

  • biais d’homogénéité de l’exogroupe : nous percevons les autres groupes comme plus uniformes que le nôtre (Linville et al., 1989).

 

Ces biais ont une fonction adaptative : ils réduisent l’incertitude et favorisent la cohésion de groupe. Mais ils deviennent destructeurs lorsqu’ils mènent à la déshumanisation ou à la disqualification morale de l’autre.

 

Références principales :

Montoya, R. M., Horton, R. S., & Kirchner, J. (2008). Is actual similarity necessary for attraction? A meta-analysis of actual and perceived similarity. Journal of Social and Personal Relationships.

Nickerson, R. S. (1998). Confirmation bias: A ubiquitous phenomenon in many guises. Review of General Psychology.

Linville, P. W., Fischer, G. W., & Salovey, P. (1989). Perceived distributions of the characteristics of in-group and out-group members. Journal of Personality and Social Psychology.

 

4.3. Mécanismes de défense : ce que je te reproche est peut-être ce que je fuis en moi

En psychanalyse contemporaine, plusieurs auteurs ont décrit comment le jugement porté sur l’autre peut être une forme de projection : un affect difficile à contenir est « déplacé » hors de soi, vers un objet extérieur.

 

Otto Kernberg (1992) parle de « mécanismes de clivage et de projection agressive » : lorsque l’autre incarne symboliquement ce que je ne peux pas tolérer en moi, je le juge violemment, pour me préserver d’un conflit intrapsychique.

 

Wilfred Bion (1962) va plus loin en décrivant les éléments bêta : des contenus émotionnels bruts, non symbolisables, que le psychisme expulse vers l’extérieur sous forme de rejet ou de dévalorisation.

 

En d’autres termes : je ne peux pas penser cette émotion, alors je te la fais porter.

 

La projection défensive est donc un acte de sauvegarde temporaire de l’équilibre interne, mais qui entraîne une blessure relationnelle réelle.

 

Ces dynamiques ne relèvent pas de la mauvaise volonté. Elles témoignent d’un manque de régulation émotionnelle, ou d’une blessure non digérée. Les reconnaître est déjà une forme de réappropriation de son pouvoir intérieur.

 

Références principales :

Kernberg, O. (1992). Aggression in Personality Disorders and Perversions.

Bion, W. (1962). Learning from Experience.

Fonagy, P., Gergely, G., Jurist, E. L., & Target, M. (2002). Affect Regulation, Mentalization, and the Development of the Self.

 

  

5. Vers une posture juste : affirmer sans écraser, accueillir sans s’effacer

S’affirmer ne consiste pas à imposer sa vérité, ni à faire taire l’autre. Accueillir la différence ne signifie pas tout accepter ni se renier. Entre ces deux pôles – affirmation autoritaire et tolérance effacée – il existe une troisième voie : celle d’une présence claire, lucide, et respectueuse, qui permet à chacun d’exister dans la relation sans empiéter sur l’autre.

 

5.1. L’assertivité : la clarté sans violence

L’assertivité est définie comme la capacité à exprimer ses pensées, émotions et besoins de manière claire, directe et respectueuse, sans passivité ni agressivité. Ce concept, largement étudié en psychologie comportementale et cognitive (Alberti & Emmons, 2001 ; Lazarus, 1973), repose sur plusieurs piliers :

 

  • la conscience de soi,

  • l’expression de ses droits et de ses limites,

  • le respect des droits et des limites de l’autre.

 

 

Les études sur les compétences sociales montrent que l’assertivité favorise :

 

  • la régulation des conflits (Gallo & Smith, 2001),

  • l’estime de soi (Speed, Goldstein & Goldfried, 2017),

  • et la qualité des relations interpersonnelles (Montes-Berges, 2008).

 

Elle implique souvent un travail intérieur préalable : identifier ses émotions, clarifier ses intentions, repérer ses biais.

« Je peux dire non, poser une limite, exprimer un désaccord… sans te nier. »

 

Références principales :

Alberti, R. E., & Emmons, M. L. (2001). Your Perfect Right: Assertiveness and Equality in Your Life and Relationships.

Gallo, L. C., & Smith, T. W. (2001). The role of hostility in cardiovascular reactivity and stress.

Speed, B. C., Goldstein, B. L., & Goldfried, M. R. (2017). Assertiveness training: A forgotten evidence-based treatment. Clinical Psychology: Science and Practice.

 

5.2. Accueillir sans confusion : reconnaître sans se confondre

Accueillir l’autre ne signifie pas valider tout ce qu’il est ou fait. Cela signifie lui reconnaître une place légitime dans le champ de l’existence, sans le réduire, sans le nier, sans le mépriser. Cela demande une posture d’écoute active (Rogers, 1957), mais aussi de différenciation identitaire.

 

Je peux reconnaître que tu es ce que tu es, sans faire de toi un danger pour moi.

Et si ta posture me dérange, me confronte, me heurte, je peux le dire, sans t’écraser.

 

Ce positionnement exige :

 

  • de nommer clairement ses propres valeurs (Schwartz, 1992),

  • de faire la part entre l’être et ses comportements (Marshall Rosenberg, CNV),

  • de pratiquer une éthique de la reconnaissance (Honneth, 1995), c’est-à-dire de ne pas conditionner la valeur de l’autre à son alignement avec mes normes.

 

C’est cette posture que tu as exprimée avec force et finesse dans cette phrase, que je reprends ici comme socle relationnel :

 

« Je te vois, je ne partage pas tes valeurs, tes goûts, et en même temps, je n’y porte pas de jugement. Si ton cœur est trop confrontant pour mes valeurs, alors je m’éloigne, mais jamais je ne mettrai en question ta valeur. »

 

Références principales :

Rogers, C. (1957). The necessary and sufficient conditions of therapeutic personality change. Journal of Consulting Psychology.

Honneth, A. (1995). The Struggle for Recognition: The Moral Grammar of Social Conflicts.

Rosenberg, M. (1999). Nonviolent Communication: A Language of Compassion.

 

 

6. Clôture philosophique : l’autre comme révélateur, non comme menace

 

Dans une société marquée par les injonctions à se définir, à prendre position, à se protéger de l’influence des autres, la simple reconnaissance de l’autre comme présence digne devient un acte éthique majeur.

L’autre ne me ressemble pas ? Il n’est pas un danger pour autant. Il m’invite – parfois avec rudesse – à élargir ma vision du monde, à sortir de mes réflexes projectifs, à approfondir ce que je suis sans nier ce qu’il est.

 

Le philosophe Emmanuel Levinas (1961) a profondément renouvelé notre manière de penser la relation. Il ne définit pas l’autre comme un partenaire, un miroir, ou un rival – mais comme un visage qui m’oblige. Le visage de l’autre ne se résume pas à ses traits : il est ce qui m’appelle à la responsabilité, avant toute catégorisation.

 

« Le visage de l’autre parle et m’invite à une relation qui m’engage. »

— Emmanuel Levinas, Totalité et Infini

 

Paul Ricœur, quant à lui, insiste sur la distinction entre l’estime de soi narcissique, repliée, et l’estime de soi juste, qui s’ouvre à la reconnaissance mutuelle. L’estime de soi véritable, dit-il, n’a pas besoin de l’humiliation de l’autre : elle se construit dans une éthique du dialogue, où chacun peut être sujet sans objectiver autrui (Ricœur, 1990).

 

Enfin, Nelson Mandela, dont la parole s’enracine dans l’expérience du rejet et de l’enfermement, nous rappelle une vérité désarmante : « Me libérer, c’était aussi libérer les autres. »

Là où d’autres auraient exigé une réparation, il a proposé une reconnaissance mutuelle. Sa posture n’était ni soumission, ni vengeance, mais affirmation claire et accueil lucide de l’humanité de l’autre.

 

Conclusion : vers une éthique de la lucidité

Être soi sans juger l’autre, ce n’est pas abdiquer. C’est tenir une position intérieure forte, ancrée, mais délestée du besoin de disqualifier pour se rassurer.

 

C’est pouvoir dire :

Je sais ce que je suis.

Et je sais que tu es autre.

Et cela n’annule rien de notre valeur respective.

 

C’est peut-être cela, la dignité en action : affirmer sans blesser, accueillir sans renoncer à soi.

Et dans cette posture rare, fragile, mais puissante, se tient peut-être la seule réponse humaine durable à la violence du jugement.

 

 

 

Références principales :

 

  • Levinas, E. (1961). Totalité et Infini.

  • Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre.

  • Mandela, N. (1994). Long Walk to Freedom.

 
 
 

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